La coéducation, un nouveau paradigme ? La co-éducation contre la coopération, questions et enjeux : à propos des places, des espaces et du pouvoir ! Didier FAVRE. février 2014

TEXTE remis en forme et allégé pour les actes, 14 février 2014, Nanterre. Didier FAVRE, psychosociologue-consultant. Éducateur de jeunes enfants.

La coéducation, un nouveau paradigme ? La co-éducation contre la coopération, questions et enjeux : à propos des places, des espaces et du pouvoir !

Préambule : Quelques mots de présentation avant de commencer cet exposé. Je suis psychosociologue-consultant et formateur depuis 2001. J’exerce dans le champ de la santé communautaire et du développement social local principalement pour une structure associative l’AFRESC, fondée par le Dr. Michel BASS, (action-formation-recherche-évaluation en santé communautaire) dont les modes d’intervention sont les démarches coopératives entre professionnels et « citoyens-usagers ». Notre spécificité est de nous référer à l’anthropologie du don (Marcel MAUSS, Alain CAILLÉ, Jacques T. GODBOUT) afin de repenser les liens entre population et services autour des enjeux de réciprocité et de reconnaissance. D’autre part, depuis plusieurs années maintenant, j’interviens pour KAIROS-Nantes, fondée par Bruno TRICOIRE, autour d’une pensée des interventions sociales et institutionnelles référée aux approches de la Complexité : c’est ce qui m’a conduit à la question des modélisations, de paradigme et d’épistémologie1.

J’ai par ailleurs aussi été éducateur de jeunes enfants en crèche parentale et responsable national de formation à l’ACEPP, fédération des crèches parentales où j’ai pu expérimenter ce qu’on nomme aujourd’hui « coéducation »…en me trouvant successivement des deux côtés de ce « CO » de la co-éducation (en qualité de professionnel puis formateur) puis tant que parent dans une crèche parentale pendant trois années. Ce qui m’a permis de compléter mon expérience avec un autre point de vue ! Pour cette communication, en clôture, je serai conduit à me référer à cette triple expérience, décisive où il a été pour le moins question de coéducation, disons plus précisément de coopération, selon le sous-titre que je vous ai proposé…et cela pendant plus de 20 ans quand même !

Introduction  : Vous m’avez posé une question : « la coéducation est-elle un nouveau paradigme ? ». Je me suis interrogé à propos de la vogue de ces deux termes, « coéducation » d’une part, et « paradigme » d’autre part. Avec un premier étonnement : je me rendais compte que jusqu’alors je n’avais jamais vraiment utilisé ce terme de « coéducation », ni dans ma pratique professionnelle d’EJE (éducateur de jeunes enfants), ni en tant responsable à l’ACEPP. Or si ce terme est aujourd’hui récurrent. Dans les années 80 à 2000 les mots décrivant le travail conjoint avec les familles étaient plutôt les suivants : partenariat, collaboration parent-professionnel, implication parentale et citoyenne, partage de la responsabilité éducative, coresponsabilité parent-professionnel, participation parentale et parfois de coopération ; nous parlions aussi de « permanences parentales » pour évoquer les « tour de garde » partagés autour des enfants– le professionnel étant nommé « permanent », le « directeur » portant pour sa part le nom de « responsable technique ».

Pour être tout à fait juste, dans le cadre des formations mises en place, de nos recherches ou écritures d’articles, nous parlions pour les parents et les professionnels du rôle de coéducateurs dans la fonction éducative ou encore de co-animateurs autour d’un projet partagé. Ce terme de coéducation ne me semble guère avoir été utilisé…nous étions plus préoccupé de partenariat et de « parentalité » !

Dans cette conférence, nous allons questionner l’enjeu qui vise à faire – peut-être – de la coéducation un « nouveau paradigme » en respectant scrupuleusement le point d’interrogation que vous avez posé. Cette coéducation, nous allons la replacer dans la perspective de l’Institution (places, rôles, pouvoir), de la compétence et de l’action collective ainsi que des enjeux institutionnels. Nous exposerons un point de vue critique sur ce qu’il est d’un paradigme possible, de ses conditions d’existence en pratique, dans des espaces et des temps qui pourraient donner consistance au concept (plutôt notion que concept d’ailleurs). Nous interrogerons sur cette co-éducation dans l’air du temps en nous demandant si elle ne se substituerait pas à la possibilité de la coopération, nettement plus « impliquante » ou contraignante en termes de places, d’espaces institutionnels et de pouvoirs à partager. Il y a des enjeux multiples à interroger.

Voyons maintenant ce qu’il en est du « paradigme ».

1. Le paradigme, quelle étymologie ? Le paradigme, pourquoi et comment ? Le paradigme, deux sens possibles : « vision du monde » ou « outil pour traiter des problèmes ».

Le mot « paradigme » vient de paradeigma en Grec, il signifiait à l’origine « comparer et montrer côte à côte », dans la tentative d’un orateur de s’appuyer sur un mythe pour soutenir son propos ; par exemple en suivant la structure mythique pour renforcer l’impact de son discours (il s’empare ainsi de la puissance du mythe en collant au plus près de sa forme). On comprend que ces paradigmes permettaient aux grecs de parler de leur réalité en mobilisant ces mythes lors de leurs discours. Les mots « forme, modèle » ou « exemple » s’appliquent assez bien comme synonymes de « paradigme » dans ce cadre.

En philosophie le paradigme désigne « l’ensemble des éléments formant le champ d’interprétation d’une réalité dans un temps donné », c’est-à-dire une sorte de grille de lecture de la réalité, un cadre POUR la pensée qui nous permet de comprendre des situations, d’agir et de les anticiper. Ce paradigme, c’est une forme stable, un cadre, une enveloppe générale contenant d’autres idées, le paradigme étant en quelque sorte une enveloppe et la colonne vertébrale qui articule les idées rassemblées en son sein.

Un paradigme peut constituer un ensemble très disparate de concepts, de principes, de mots d’ordre, de valeurs, d’actions, de méthodes, etc., permettant de penser et d’agir. Un paradigme n’est en rien précis, ni forcément conscient au contraire et c’est son avantage : c’est une construction implicite, tacite entre acteurs sociaux ; on peut dire qu’il est une sorte de représentation commode de la réalité pour les acteurs qui se meuvent dans cette même réalité, citoyenne, professionnelle ou scientifique.

Le paradigme est une idée générale qui rassemble d’autres sous-idées. Notons que ses éléments constitutifs peuvent TOUS changer au fil du temps sans modifier l’ensemble du paradigme car il est une représentation stable, partagée entre des acteurs. Les idées relatives au paradigme peuvent disparaître, d’autres venir, sans que le paradigme en soit changé : tant que ces idées se coulent dans cette forme « préalable », le paradigme ne change pas. Il reste stable tant que tous les éléments qui le constituent contribuent à sa forme. Mais les paradigmes, comme les représentations, peuvent se transformer…

Le paradigme, pourquoi et comment ? Qu’est-ce qu’un changement de paradigme ?

Je prends un exemple qui me vient de mon cours de Philosophie au lycée : c’est l’image du bateau comme un paradigme. On en connaît tous la « forme ». Supposons que ce soit un bateau à voile.

Le paradigme vu comme un bateau à voile

Le paradigme du bateau, c’est en quelque sorte « l’archétype » de tous les bateaux : quelque chose qui flotte, avec une proue et une poupe, qui a une voile pour être propulsé par le vent, dirigé par un capitaine, servant au transport des hommes, à échanger des marchandises, à enrichir les humains par le voyage et la rencontre mais qui sert aussi à porter la guerre, etc.

Le paradigme, stabilité et continuité :

Le bateau à voile est une invention du néolithique qui s’inscrit en continuité avec celui de la pirogue qui le précède (12.000 ans). C’est une invention qui existe probablement depuis plus de 8000 ans (Océanie) et qui s’inscrit dans la continuité d’un modèle – (quelque chose en bois qui flotte et permet de voyager) sans rupture véritable (le mot est important pour notre sujet). Ce bateau à voile est composé d’éléments que nous connaissons bien : ainsi la coque en bois (pirogue), la voile et ses haubans, puis vient la dérive pour résister aux courants, le gouvernail pour s’orienter (invention tardive, datant du moyen-âge), etc.

Le paradigme et le changement :

Maintenant imaginons que nous remplaçons dans le temps chacun des éléments, les uns après les autres, jusqu’aux planches mêmes de la coque, au fur et à mesure des avaries et des réparations. Il arrive un temps où tous les éléments ont été remplacés, mais la forme du bateau n’a pas changé ! Le paradigme est cette forme stable, indépendamment des éléments le constituant initialement et qui peuvent tous être remplacés par du neuf, et tant qu’on ne touche pas au paradigme lui-même la représentation (ou forme) se maintient. Ce qui qualifie le paradigme c’est sa stabilité dans le temps et dans la forme…jusqu’au changement de paradigme !

Comment se produit ce changement de paradigme ?

Ce changement peut se produire progressivement, sans qu’on s’en rende vraiment compte, ainsi d’autres idées peuvent apparaître et d’autres formes arriver. Continuons notre exemple : nous avions les bateaux qui flottent sur les eaux et dans les airs nous trouvons des animaux qui volent…de leurs propres ailes si je puis dire !

Le « principe » des ailes remontent à l’Archéoptéryx (150 million d’années, fin du Jurassique) qui ne volait probablement pas mais qui a permis l’apparition des oiseaux :

Des ailes…sur les oiseaux, depuis 150 million d’années !

Et puis nous voyons apparaître des ailes des poissons, les fameux poissons volants (il y a 100 million d’années), ce qui nous donne :

Des ailes…sur des poissons : les poissons volants (100 million d’années)

Maintenant continuons et prenons ces ailes en tant que « principe », (la « coque » comme principe de flottaison et « les ailes » comme principe pour le vol), et puisque que ces ailes apparaissent ici et là, imaginons que celles-ci apparaissent aussi sur ce qui flotte, et voilà notre bateau transformé : et nous avons bien là des ailes sur un bateau2 ! 

Des ailes…sur un bateau !

Ce bateau avec des ailes, transforme profondément notre « paradigme » du bateau ! Ce bateau qui « flotte » ET qui « vole » nous fait comprendre que trop d’éléments nouveaux sont apparus et qu’ils modifient profondément sa forme, ceux-ci ne s’ajustent plus à la représentation initiale du bateau tel que nous l’avions décrit.

Ce trop d’éléments nouveaux nous conduisent à l’obligation d’abandonner l’ancienne représentation et d’en inventer une autre qui corresponde mieux à la forme nouvelle : ce n’est plus un bateau, il vole…c’est devenu un avion !

Ce n’est plus un bateau…c’est un avion !

Il y a « révolution » ! Ce passage du bateau à l’avion équivaut à ce qu’on appelle « changement de paradigme ». Le nouveau paradigme se constitue par rupture, il est plus approprié à ses nouveaux éléments. Nous avons glissé de la forme du bateau à voile à celle d’un avion dont les ailes sont ici « des voiles en toile ». L’ensemble de cette transformation constitue une révolution : c’est la rupture paradigmatique qui produit le changement de paradigme. C’est une recomposition complète de ses éléments constitutifs avec l’abandon d’éléments anciens qui ne rentrent plus dans le paradigme précédent et l’arrivée de nouvelles pièces : c’est bien ce qui a conduit à ce que sa forme d’ensemble change.

Remarquons au passage que ce n’est plus le même imaginaire qui est convoqué, pour nous ce n’est plus le même mythe, ce n’est plus le même rapport aux éléments naturels, ni dans la représentation ni dans le mouvement ou le mode de déplacement ; on s’affranchit de l’espace terrestre pour entrer dans une nouvelle dimension, on ne flotte plus on vole, on va plus vite et plus loin, etc.

* Conséquemment, et c’est l’une de nos premières condition : on change de paradigme quand on change la « forme contenante » (il nous faut bien retenir ce premier point, à savoir : continuité ou rupture entre formes pour aborder la question de savoir si il y a changement de paradigme avec la « coéducation »).

Le paradigme en philosophie des sciences : épistémologie et révolutions dans les sciences (le changement dans la représentation des savoirs sur le monde)

Revenons au mot lui-même maintenant, à son sens moderne, car c’est assez récemment, en épistémologie, (c’est à dire la philosophie des sciences) que ce mot a connu un très grand succès « public » peut-on dire, à partir du travail de Thomas KUHN avec son ouvrage sur la structure des révolutions scientifiques, en 1962. Son projet est de comprendre comment fonctionne la science, plus précisément, comment on passe d’un état de « science normale » à une « situation révolutionnaire » issue d’une crise dans la connaissance et qui déchire une communauté scientifique ! Cette crise, quand elle se produit, amène à l’adoption d’un nouveau modèle explicatif qui va finalement faire consensus. C’est ce qu’il a appelé le « changement de paradigme dans les sciences », comme dans notre petit exemple de tout à l’heure entre le bateau et l’avion.

Un exemple : la révolution Copernicienne (16ème siècle)

Prenons un exemple, il en existe de très nombreux. Voici le plus célèbre car c’est l’une des toutes premières révolutions scientifiques : la controverse sur le système solaire. Le monde tourne-t-il autour de la Terre, ou bien celle-ci n’est-elle qu’une planète autour du soleil ?

Ptolémée, savant grec de l’antiquité, au 2ème siècle de notre ère, a placé la Terre au centre du monde en suivant la théorie d’Aristote : on l’appelle le système géocentrique. Il faut plus d’une dizaine de siècles pour qu’émerge la conception nouvelle de Copernic au 16ème siècle qui mettra lui le soleil au centre du système (c’est le système héliocentrique) grâce à de nouveaux calculs sur les orbites. C’est cette proposition révolutionnaire qui définit exactement un changement de paradigme : un déplacement du centre du monde !

Que s’est-il passé ? Il faut remarquer que cette position centrale de la terre héritée de l’aristotélisme n’est pas aberrante du point de vue des contemporains, car elle à la fois conforme aux croyances, aux modèles ET aux observations astronomiques de l’époque, puisque l’observation des mouvements apparents du soleil conforte l’idée que le soleil tourne autour de la terre et que les autres planètes du système sont fixes. Cependant il y a des erreurs dans les calculs qu’on ne comprend pas. Il faut attendre Copernic, au 16ème siècle qui propose une autre vision et de nouveaux calculs intégrant les erreurs du système Ptolémée, pour montrer justement que ce ne sont pas des erreurs de calculs mais un défaut de construction du système : ce qui devient « logique » c’est alors de placer le soleil au centre du système pour corriger les erreurs, c’est le modèle héliocentrique. Ce passage du système géocentrique à l’héliocentrique est LE changement de paradigme par excellence. À tel point que l’on parle toujours d’une « révolution copernicienne » dans le langage courant pour signifier un renversement de « point de vue » !

* Deuxième condition du changement de paradigme, il est lié à une crise de la connaissance. Après la question de la forme qui contient idées et pratiques, continuité ou rupture, ce second point à propos des connaissances, entre en jeu pour caractériser ce changement « de modèle » et va nous aider pour commencer à répondre à la question du changement de paradigme avec la « coéducation ».

Maintenant voyons ce que Thomas KUHN nous dit plus exactement avec son idée du « changement de paradigme ». Pour lui, la « Science » des scientifiques fonctionne autour d’un modèle paradigmatique qui combine trois conditions :

des croyances (c’est le niveau « métaphysique », ce qu’on « pense » qu’est ou doit être la Réalité), au sens des convictions, des idées fortes que se forgent les chercheurs à propos de leur travail et de leurs modélisations pour rendre compte de la réalité ;

les accords de la communauté scientifique (le niveau « sociologique »), définissant ce que sont les « bons problèmes », comment les construire et quelles sont les bonnes solutions pour y répondre ;

et enfin sur le plan technique, les « instruments » et les méthodes qui conviennent pour étudier les problèmes posés.

La crise du paradigme intervient dès lors que l’un de ces trois éléments se désolidarise des 2 autres, générant des tensions qui conduiront à la nécessité de faire bouger la représentation pour retrouver l’harmonie entre les trois éléments qui le fondent. Notons que pour Kuhn ces états de crise sont inévitables pour contribuer à l’avancement des sciences et des théories. Enfin, remarquons que ce sont les tensions de l’ancien modèle qui obligent à changer de paradigme pour bien se représenter le nouveau problème (le soleil au centre de l’univers).

Le paradigme est-il une « vision du monde » ou un « évènement et un modèle » pour « poser et traiter des problèmes » ?

Pour aborder ce point maintenant, autour de la concurrence des mots qui disent ce que peut être le sens d’un paradigme, il faut remarquer que le mot de « paradigme » lui-même est aussi en crise car il est quasi entré dans le langage courant pour évoquer une « vision du monde » ou simple « représentation ». Convenons à ce stade que la notion de paradigme fonctionne le plus souvent comme un « allant de soi partagé », c’est-à-dire comme « accord d’une communauté »…il a perdu ses deux autres exigences.

En ce sens, le terme de « paradigme » lui-même est une « version faible » de ce que pouvait permettre de comprendre ce concept dans le champ de la connaissance. Ce qui affaiblit nettement la proposition de Kuhn…

Ainsi précise la philosophe des sciences Isabelle STENGERS3, si le paradigme en science est bien sûr « largement tacite » car « sa fonction même (est) de faire tenir ensemble du disparate », c’est « parce qu’il fonctionne comme une évidence partagée, (qu’) il échappe à la critique » (p.277). Il constitue effectivement un univers partagé dans l’idée que se font les chercheurs (la communauté) du travail qu’ils ont à mener, des problèmes qu’ils ont à résoudre et de comment s’y prendre. Accepté implicitement, il ne pose pas question, car il est « ce qui satisfait la communauté », ce qui est un argument « sociologique » (relations et rapports de pouvoirs). Cependant cette satisfaction de la communauté (qui est le critère le plus faible et celui qui nous occupe finalement le plus) nous fait échapper selon elle, à l’idée que le paradigme DOIT constituer un « évènement ».

Elle rajoute que cet évènement constitue « une véritable ’prise’ »…« permet(tant) de progresser » (p.279), c’est une « prise » au sens physique et matérielle du terme, comme en escalade)…à condition, nous dit-elle, de conserver le trait essentiel que lui confère KUHN, à savoir « sa capacité à engendrer des ’’puzzles’’, c’est à dire des problèmes nouveaux, inconcevables indépendamment du paradigme, et susceptibles d’une solution » (p.278). Le Paradigme dans les sciences, nous dit-elle encore, doit être « un modèle pour traiter des problèmes »

Nous sommes confrontés à accepter deux versions possibles du même mot : une version faible ou commune du paradigme comme « représentation-vision du monde » (ou comme « spectre » dit Stengers) et une version forte comme modèle de traitement des problèmes (« prise » ou « évènement » dit-elle encore) ; autrement dit, l’un apparaît comme une « réponse donnée à une situation donnée » selon la perception d’une réalité et l’autre se présente comme « une question posée au réel » selon la belle formule d’Edgar MORIN.

Qu’en est-il maintenant de notre paradigme de coéducation ? Est-ce une version faible type « vision du monde », ou bien une version forte, un évènement entrainant « crise et rupture » et donnant lieu à un « changement de modèle » et aidant à poser de « nouveaux problèmes » ?

La coéducation est-elle un dispositif de réponse à la réalité ou bien une question posée au réel ?

Pour y répondre, nous devons alors nous demander si il y a eu « paradigme » avant ce « nouveau » paradigme !

2. Y-avait-il un paradigme AVANT la coéducation ?

Si l’on prend pour acquis – avant discussion – qu’il y a bien un « nouveau paradigme », cela voudrait-il signifier qu’il y en aurait eu un « ancien » auquel il succéderait ? La création des crèches au 19ème siècle est-elle issue d’une « simple » vision du monde ou bien est-elle un paradigme au sens fort ? Pour ce que nous pouvons en décrire et comprendre de l’ancien monde du 19ème siècle, je penche pour dire que la constitution du secteur petite enfance, avec la création des crèches, serait plutôt conforme à l’idée d’une « vision du monde », même si celle-ci est génératrice de tensions comme nous l’a rapporté C. Bouve dans son exposé. Il semble bien plus s’agir d’une solution à une situation sociale et économique et il apparaît que nous avons là effectivement un phénomène de l’ordre de la « réponse » (une réponse « solution ») s’inscrivant dans le cadre de la modernité et qui correspond à une continuité de cette adaptation (il y a une filiation historique avec les asiles et les écoles à tricoter du Pasteur Oberlin).

Si cette création des crèches constitue bien une réponse normative, et même si celle-ci reste ambivalente et conflictuelle, il y a bien quelque chose de nouveau sans constituer cependant de rupture avec ce qui le précède. Il y a tumulte et non révolution ! Nous assistons plutôt à l’aboutissement d’une logique dont les grandes lignes sont déjà tracées. C’est là un moment de fondation autour du travail social, éducatif et médico-social : rappelons les grands traits de ce modèle qui va nous mener du milieu du 19ème siècle, la révolution industrielle, jusqu’au milieu du 20ème siècle.

Les premières crèches collectives apparaissent dans le contexte de cette révolution industrielle où les journaliers agricoles quittent les campagnes pour aller en ville trouver du travail dans les usines (ce basculement se situe vers les années 1850) où les parents travaillent – et où les mères ne peuvent plus s’occuper de leur famille, les enfants étant livrés à eux-mêmes. Tout l’effort va se concentrer sur ces femmes-mères aux prises avec l’image de la « bonne mère » qui devrait rester auprès de ses enfants, son « destin naturel » et qui doit pourtant travailler pour sa survie. Rappelons quelques points de repère :

Fondation de la première crèche 1844 pour répondre à la situation sanitaire, économique et sociale des ouvriers et ouvrières ; Travail des femmes, les mères vont à l’usine, les enfants sont livrés à eux-mêmes ; Les crèches ont une mission d’abord éducative centrée sur l’enfant comme éducateur, « messager » vers les parents ; Les mères sont les bienvenues à la crèche pour être « formées » aux pratiques et valeurs « nouvelles » ; Sanctification de l’amour maternel – immaculée conception de la Vierge Marie, mère de Dieu (1854), destin naturel des femmes, consacrée au domicile, aux enfants, aux soins et à la souffrance ; Normativité et contrôle social par des femmes et des mères pour surveiller et former d’autres mères « indigentes » ; Développement de la médecine, fondation de la spécialité de Pédiatrie (1862), Pasteur et l’hygiénisme pasteurien (1865), contrôle du corps des femmes et volonté de rupture des transmissions de savoirs entre femmes (de grand-mère à fille devenue mère)4 ; Accueil des mères à la crèche puis rapidement « mise hors jeu » des parents (les mères), dans l’accueil de l’enfant ; Les ouvriers sont déclarés « classes dangereuses » ; il y a une forte suspicion sur les parents (contrôle social, « Police des familles », Jacques Donzelot) Promotion de « l’hygiénisme social » ; les crèches, lieux sanitaires de 1860 à 1975, maintiennent les parents au dehors ; loi de PMI, 1945, les crèches comme lieux de lutte contre la mortalité infantile, création du D.E. de puéricultrices (1947) ; les premières professionnelles sont des « éducatrices de l’enfance », personnes non qualifiées mais des mères moralement irréprochables et ce jusqu’en 1960 où les puéricultrices investissent véritablement les crèches (avant c’est à l’hôpital qu’elles s’impliquent car c’est là qu’elles sont attendues en priorité en tant qu’experte – c’est le mot qui les désigne effectivement dans la lutte contre la mortalité infantile).

Dans la constitution des crèches comme solution » à une situation il s’agit bien d’une réponse sociale en continuité avec les « normes de l’époque », même s’il y a tension. Car c’est à la constitution du champ institutionnel du travail social, éducatif et médicosocial que nous assistons, initialement porté par les œuvres religieuses et de la philanthropie sociale, entre soins, assistance et éducation à destination des personnes en difficulté sociale – déjà laissés-pour-compte de la modernisation industrielle. Entre assistance et contrôle social des « classes dangereuses », c’est aussi à la professionnalisation de métiers essentiellement dévolus au féminin que nous assistons, parce que consacrés au soin, au lien et à la relation. De mon point de vue, ainsi présenté rétrospectivement, c’est bien le sens d’une continuité qui s’impose, il n’y donc a PAS de premier paradigme, même si bien sûr nous pouvons reconnaître qu’il y a innovation dans le contexte de l’époque.

Cependant, il va quand même y avoir fondation d’un « paradigme »…au milieu du 20ème siècle !

Effectivement, dans le champ des pratiques, dans la prise en charge des très jeunes enfants (prime éducation) il en existe un, très solide, qui nous vient de la pouponnière de Lóczy en Hongrie (Budapest) et qui a été diffusé en France grâce à la publication d’un ouvrage ayant eu de très fortes incidences sur le secteur5. C’est un parfait exemple de paradigme dans le champ de la petite enfance, à la fois en continuité ET en rupture donnant lieu à un modèle d’intervention très structuré, cohérent et consistant pour les enfants abandonnés de l’après guerre. Mais c’est un modèle qui va « dériver » en s’imposant comme référence pour toutes les pratiques de l’accueil collectif de la petite enfance, dans le déni de la situation réelle des enfants et de leurs parents.

3. Les enjeux du « paradigme Lóczy » comme « maternage insolite ». Grandeur et décadence d’un « paradigme dérivant » de la pouponnière à la crèche collective :

La pouponnière de Lóczy est fondée en 1946 par le Dr Emmi PIKLER pour faire face à la situation gravissime des enfants malades et abandonnés à Budapest, au sortir de la guerre. Cette fondation fait suite aux interrogations du Dr. Emmi PIKLER sur le projet à conduire et les méthodes à mettre en œuvre pour répondre aux défis de la survie afin de soutenir le désir de vivre de ces enfants en danger. Pour les stimuler, promouvoir leur autonomie elle met en œuvre des techniques afin de développer des attitudes professionnelles favorables à ce projet, avec des méthodes d’observations, de solides appuis théoriques et le soutien par des analyses de pratiques collectives.

C’est un travail d’une très haute exigence professionnelle que de soutenir ces enfants dans leur développement, et visant pour eux une adoption à terme et ceci sans que les professionnelles ne se substituent aux parents alors que la défaillance parentale est avérée. Enfin et surtout, il s’agit comme finalité pour l’enfant de lui laisser le champ libre pour un investissement sur de futurs parents adoptants : « avoir enfin des parents comme tout le monde » dit un jeune homme passé par cette institution et cité dans le très beau film de Bernard MARTINO consacré à cette pouponnière.

Rappelons que le paradigme agit comme forme (ou représentation), qu’il contient des idées et des pratiques pour des acteurs qui œuvrent ensemble, et qu’il a pour intérêt majeur de poser la question des modèles et des méthodes, qu’enfin le paradigme est là pour poser, construire et traiter des problèmes (Stengers). C’est bel et bien une rupture dans le champ du soin et de la protection de l’enfant ; à juste titre il constitue une révolution dans la prise en charge des enfants abandonnés ET du travail des professionnelles pour y répondre ET dans la place pensée et laissée POUR les parents à venir.

Il y a bien là une rupture paradigmatique qui développe une manière d’avoir prise sur la situation des ces enfants abandonnés ET de promouvoir l’accompagnement professionnel adéquat (avec un véritable souci du travail des soignantes) – il y a bien « évènement et prise » sur le réel ! Ces ingrédients avec l’invention de Lóczy sont bien ceux de la « rupture » et de la fondation d’un paradigme qui porte sur des pratiques innovantes.

Le problème de ce paradigme, bien au-delà de son utilité pour le travail en pouponnière c’est sa dérive qui conduit à l’appliquer aux crèches collectives – c’est un « paradigme dérivant » car Lóczy est issu du champ de la « protection de l’enfance ». Ce que j’interroge ici, c’est que ce paradigme structuré autour de la question de l’abandon et de la survie a été étendu au champ connexe de « la garde » d’enfants valides dont les parents existent, vivent et travaillent …et qui continuent d’aimer leurs enfants et de s’en occuper !

Ainsi les pratiques soignantes et éducatives et leurs référentiels sont transposés sans précaution aucune, Lóczy devenant pour le secteur de la petite enfance une prescription normative : pour les soins, la verbalisation, l’autonomie, la relation professionnel-enfant, la distance affective…et qu’elle permet surtout au passage de justifier l’absence instituée des parents7 !

C’est ce que nous appellerons une version faible du paradigme, dans son inadéquation patente, il est utile en tant que représentation par défaut car la référence qu’il propose permet d’asseoir des pratiques professionnelles…en l’absence de formalisation du secteur sur ses savoirs propres, des savoirs professionnels qui restent encore à construire ! La Pouponnière de Lóczy reste bien un exemple fort dans notre champ qui tient à la fois des deux définitions du mot paradigme que nous proposons :

un paradigme dans sa version forte, lors de la fondation de cette institution pour l’enfance abandonnée comme outil pour poser et traiter la question de la construction identitaire des enfants dans le cadre de l’abandon tout en pensant la place à venir de futurs parents et développer des pratiques adéquates avec ce projet ;

et un paradigme dans sa version faible dans le cadre de sa transposition et de son adoption comme modèle de référence au début des années 70 bien au-delà des pouponnières via les puéricultrices et les psychologues pour les modes de garde, et plus particulièrement les crèches collectives. C’est en effet une « vision du monde » quelque peu particulière qui va se surimposer sur les modes d’accueil classiques témoignant d’une « représentation » de l’accueil de l’enfant en institution « comme si il y était abandonné » ! Ce paradigme va très profondément marquer les formations professionnelles, sanitaires et éducatives durant de longues décennies, et encore aujourd’hui où ce modèle est enseigné comme tel sans distance critique aucune.

4. Peut-on considérer la coéducation comme un nouveau paradigme ?

Nous nous demanderons maintenant si le terme de coéducation nous renvoie plutôt à une vision du monde (comme version faible) ou bien s’il constitue effectivement un paradigme fort (poser de nouveaux problèmes) et s’il peut prétendre à la « rupture paradigmatique ».

Nous allons explorer ce modèle dans ses limites, réfléchir aux contraintes et obligations auxquelles nous convoque ce mot de paradigme et sa dite « nouveauté ». Enfin des éléments de définition du terme de coéducation apparaitront au cours de mon propos.

De la coexistence des éducations à la Coéducation :

Le premier point acquis est qu’avant d’en arriver à la « coéducation » d’aujourd’hui, on se doit de parler d’une situation de « coexistence initiale », car depuis toujours ce sont deux « éducations » qui coexistent, familiale et sociétale ; deux modes de socialisation – primaire et secondaire – qui se succèdent dans leurs différences et références, entre espace privé et lieux institutionnels « publics » ; l’une regardant la famille, l’autre la société.

Cette coexistence des modes éducatifs avec des fonctions séparées dans un « côte-à-côte » privé-public relève d’abord d’un FAIT en soi, il se constate comme évidence.

Ce qui nous donne un premier schéma très simple, deux sphères juxtaposées :

Schéma n°1 : L’ENFANT MESSAGER D’UN SENS UNIQUE. De la famille comme institution de base de la société à « l’institutionnalisation » des Institutions : relations asymétriques et univoques sur le mode de la concurrence et de la substitution.

Ce sont des mondes inégaux, engagés dans des relations asymétriques et univoques qui s’organisent contre les familles sur le mode de la concurrence et de la substitution. Il n’y a pas de partage autour de l’enfant, les familles sont renvoyées au privé, et il ne nous reste que « des éducations co-existantes » dans un rapport inévitablement défavorable aux familles, dont l’enfant est un messager à sens unique. Cette représentation est la mise en forme de la vision du monde du premier modèle de développement de la petite enfance, au 19ème et 20ème siècle que je décrivais plus avant. C’est ce que j’analysais comme réponse à une situation sociale et économique. Les mondes sont clivés conformément à l’ordre normatif, sanitaire et policier du contrôle des pauvres. Ce sont des institutions qui remplissent une mission sociale et d’éducation des jeunes enfants en rupture avec les milieux familiaux et les culture d’appartenance : les enfants doivent sortir du cercle familial en vue de leur futur statut de citoyens, pour devenir des élèves à l’école ou bien devenir les enfants de la crèche ; ils ne sont en aucun cas les enfants d’une famille mais bien les enfants de la République, au service du projet que la société ou l’Institution a sur eux et pour eux.

Le passage de l’enfant d’un monde à l’autre se fait dans la discontinuité des modèles éducatifs et de la prise en charge quotidienne de l’enfant. La culture, la langue ou les savoirs populaires par exemple, n’ont pas droit de cité ; les enfants y sont soumis comme leurs parents au projet républicain, fondus dans l’unité indivisible de la Nation. L’appartenance à une communauté ou à une histoire autre que celle écrite par la République est niée, déconstruite, au profit de celle dictée par l’État. Les appartenances de l’enfant sont clivées, ce que résume le sociologue Émile DURKHEIM, au début du 20ème siècle en déclarant que l’enfant en tant que futur citoyen appartient à la société.

Enfin remarquons sur le plan institutionnel que le modèle des relations est l’approche dyadique, et qu’elle est symétrique à celle la famille : le duo parent-enfant est le même que celui de professionnel-enfant, l’institution étant le lieu où on se substitue à la famille

Première approche de la coéducation autour d’une « rencontre à la frontière »

Aujourd’hui l’idée de « coéducation » vient nous rassembler et dire que nous sommes dans les institutions dans l’impossibilité de penser les enfants sans leurs parents, et particulièrement dans le secteur de la prime éducation des jeunes enfants. Cette idée de « coéducation » vient se positionner sur une frontière, elle devient une zone de contact, de rencontre entre parent et professionnel autour de l’enfant. C’est un enfant-frontière, un passeur de mondes. Ce qui nous conduit à représenter cette situation par un second schéma montrant le rapprochement des sphères.

Schéma n°2 : L’ENFANT-FRONTIÈRE et PASSEUR DE MONDES Une première circulation de l’enfant dans une approche de sa double appartenance ; des mondes qui se rencontrent et cherchent à se comprendre, un rapprochement qui rend déjà possible des appartenances multiples

L’enfant, positionné sur la frontière, permet la rencontre parent-professionnel, qui se réalise à travers lui ; les adultes s’entendent à propos de l’enfant dans une recherche d’ajustement mutuel. Sur cette frontière, le même enfant fait lien en préfigurant les multi-appartenances possibles et les multifacettes identitaires, sociale et culturelle, etc. qui sont approchées et deviennent potentiellement « négociables » dans cet espace. L’enfant devient « celui qui passe » de l’un à l’autre des mondes, porté par la dynamique d’une reconnaissance possible de sa « double appartenance » autour de la question de son intérêt, de son bien-être et de son développement.

C’est enfin une première circulation qui se met en place POUR l’enfant mais peut-être pas encore AVEC lui…et plutôt SANS ses parents !

Concernant les parents, on peut dire que depuis les circulaires du 16 décembre 19758 grâce à laquelle les parents peuvent entrer dans les lieux de vie de l’enfant, et la circulaire de juin 19839 sur la participation, les conseils de crèche, puis avec le soutien à la parentalité depuis la fin des années 90 (juin 1998) et la conciliation vie familiale-vie professionnelle du décret 2000, on peut dire, c’est vrai, que quelque chose devient possible sur cette frontière.

Quelque chose a changé…en même temps ce glissement est très lent pour que cette coéducation opère vraiment de manière décisive. Il me semble plutôt que ce sont les professionnels qui changent et essayent de se décaler des pratiques normatives anciennes, cherchant la reconnaissance auprès des familles et une valorisation auprès de la société.

Cependant, les professionnels doivent-ils se satisfaire d’une déclaration d’intention ? Et les parents, sont-ils vraiment demandeurs de coéducation ? Et si c’était le cas, que savons nous de ce qu’ils nommeraient, eux-mêmes, « coéducation » ? Quelle est la parole des parents ?

Car nous pourrions nous en tenir là, simplement, avec notre schéma n°2, en estimant que le rapprochement serait suffisant pour créer les conditions du dialogue et de la reconnaissance mutuelle. De nouvelles questions surgissent : qu’en est-il pour les professionnels de ce changement de positionnement au-delà de la simple déclaration d’intention ? Qu’en est-il du côté des parents, y a-t-il de leur côté une demande de coéducation avec l’institution ? Par exemple, est ce que le « conseil donné au parent » par les professionnels dans l’aide à l’éducation de leur enfant, occupe cette place ? ou bien est-ce le P.A.I., protocole d’accompagnement personnalisé / individualisé qui remplit plutôt cette fonction, ou encore est ce que les rendez-vous individualisés pour le contrat de mensualisation des présences peuvent représenter une telle modalité de la coéducation ? Est-ce que tout cela peut constituer ce que nous nommons coéducation et nouveau paradigme ?

Je ne le crois pas, ce modèle s’inscrit dans le prolongement du premier schéma, en nous situant autour d’un minimum « syndical » éducatif et institutionnel ; il n’est de mon point de vue qu’une évolution du premier modèle institutionnel fermé s’ouvrant progressivement aux évolutions sociétales. C’est une frontière hésitante, une valse hésitation entre une fermeture institutionnelle à l’ancienne et une possibilité d’ouverture au socio-familial

La coéducation comme création d’un espace pour la rencontre et le dialogue, visant les continuités éducatives. L’enfant et sa famille au CENTRE

Nous pouvons aller plus loin et construire un 3ème schéma où les deux sphères se recouvrent autour de la poursuite de l’intérêt de l’enfant pris pour lui-même, avec l’idée que les appartenances ne sont pas « privatives » mais complémentaires entre l’institution et la famille :

SCHÉMA n°3 : L’ENFANT DANS UNE RECONNAISSANCE DE SA DOUBLE APPARTENANCE Un espace pour la rencontre et le dialogue : l’enfant & sa famille au CENTRE

Ici la co-éducation s’exerce dans une représentation autour de la prise en charge individualisée d’un enfant et d’une famille. L’enfant n’est plus l’enfant d’une famille ou l’enfant de la société en tant que futur citoyen ou élève mais un sujet effectivement reconnu aux prises avec sa double appartenance. Les relations parents-professionnels se reconfigurent dans un espace POUR la rencontre et le dialogue, visant à ce que les continuités éducatives et de prise en charge se fassent à partir des besoins de l’enfant pris comme une référence partagée par les deux acteurs. L’enfant est reconnu dans sa double appartenance, au cœur d’un espace « intermédiaire » prévu pour la rencontre et plaçant l’enfant et sa famille au CENTRE de ce dispositif.

Remarquons qu’ici les relations restent essentiellement individualisées et peu collectives au niveau institutionnel, (pas de dimension instituante, pas de confrontations des logiques collectives) même si dans cette configuration nous pouvons voir apparaître comme dans notre précédent schéma la possibilité d’un conseil de crèche avec des représentants élus – ce qui est quand même une avancée démocratique notable !

Dans tous les cas, dans cette configuration, « accueillir un enfant et sa famille », vise à mettre en œuvre un projet de co-éducation autour de l’enfant dans une reconnaissance effective de sa double appartenance : connaître ses habitudes de vie (l’enfant à la maison) et soutenir son nouveau monde à investir (socialisation hors de la famille, dans un collectif : l’enfant à la crèche) ; il s’agit de développer un projet pour l’enfant (ou pour des enfants en collectivité). Il s’agit de soutenir le potentiel d’éveil de l’enfant, ses besoins, et la nécessité pour lui d’interagir avec des pairs et d’autres adultes et d’utiliser aussi pour cela la ressource éducative familiale – la finalité restant celle de la continuité éducative entre famille et institution.

Sommes-nous pour autant entrés dans un « nouveau » paradigme ?

Je ne le crois pas car les acteurs dominants de l’interaction restent les professionnels et les institutions : il n’y a pas de « rupture de niveau logique ».

En effet le pouvoir conserve sa nature asymétrique, nous restons dans un ajustement des liens, des besoins et des demandes, sans modification des structures de pouvoir ou de négociation collective. Ici c’est le niveau d’un enfant OBJET du PROJET de rencontre entre familles et institutions. Il n’y a pas de « nouveau problème » apporté par cette organisation, ni de PRISE de RISQUES, car le modèle de prise en charge est celui de la relation individualisée.

Ici les familles n’existent pas collectivement dans un rapport de confrontation organisée qui permettrait de faire valoir les niveaux logiques et intérêts de chacune des parties et de négocier ensemble les ajustements nécessaires à la bonne conduite du projet d’établissement. Nous en restons encore toujours à ce que Thierry BERCHE nomme la « privatisation de la négociation sociale »10 et collective. Car seuls les professionnels ont la charge de l’animation institutionnelle du projet et de l’organisation d’une offre en réponse aux besoins (supposés ou recueillis) des familles et des enfants.

Nous restons ainsi au seuil d’un projet partagé et cogéré qui constituerait la rupture attendue d’une véritable coéducation en acte…jusqu’au niveau institutionnel. C’est un projet de professionnels et d’institutions au service de la population, certes plus respectueux mais qui reste l’expression d’une compétence experte. Et nous ne sommes toujours pas entrés dans une dynamique de développement social endogène où les habitants d’un quartier auraient la possibilité d’orienter un projet au regard de leurs besoins ; nous conservons une offre instituée du service, dans une amélioration de son projet à la population. De plus notons que « faire participer » comme idéal n’est pas une véritable modalité démocratique, elle reste avant tout une modalité du contrôle des possibles : Institutions et professionnels gardent la main. Et donner du pouvoir ou soutenir l’empowerment…c’est toujours garder la possibilité d’un retour en arrière, salvateur pour les institutions et protecteur pour les professionnels !

Penser à ce stade là que la coéducation serait un nouveau paradigme est donc illusoire.

Il faut pouvoir aller plus loin pour tenter la rupture d’avec le modèle standard et changer enfin de paradigme ! Il n’est pas inutile de rappeler qu’aujourd’hui, derrière l’idée de la coéducation se profile l’histoire et la possibilité d’une cogestion entre usagers et professionnels. C’est un projet de société qui a bien disparu des écrans radars, alors que triomphent depuis une quinzaine d’années la culture d’entreprise dans le social, avec des approches managériales inspirées de l’entreprise, l’approche gestionnaire et la rationalisation des coûts. C’est que malheureusement, la perspective de la rentabilité l’a bien emportée au détriment de la qualité…sans compter le tapis rouge déroulé aux crèches privées !

Je pense que nous en sommes toujours là, en France, entre la modélisation du schéma n°2 et celle du n°3, car il me semble que les approches éducatives et coéducatives présentées ressortent plus d’une approche individualisante que portées par une dynamique institutionnelle dans une logique instituante et collective, de coéducation et de cogestion ou mieux encore, de coopération.

Pour résumer notre propos à ce stade de notre réflexion :

Nous avons la modélisation du schéma n°1 qui représente la simple co-existence ou juxtaposition des éducations ;

la modélisation du schéma n°2 représente une logique éducative et pédagogique au service d’un projet institutionnel, au service de l’intérêt d’un « enfant-frontière » tel que défini par les professionnels et les instituions ;

la modélisation du schéma n°3 nous montrerait une avancée institutionnelle et professionnelle ouvrant un espace de rencontre qui croise les mondes et permet l’ouverture aux interactions parent-professionnel autour de l’enfant, dans un projet concerté pour lui mais qui resterait encore dans une logique individualisante.

Comment aller plus loin ? Un projet de coéducation collective a-t-il un sens ?

De mon point de vue, la coéducation, en France, constitue plus un mot d’ordre, un programme d’intentions qui tente de reconsidérer notre pratique dans une perspective plus favorable aux familles, ce qui est déjà très positif en soi, sans constituer pour autant un nouveau paradigme : cette coéducation ne modifie ni le rapport asymétrique institutionnel, ni la question des places des acteurs (circulaire de juin 83) et encore moins la question du pouvoir qui reste encore et toujours dans les mains des professionnels et des institutions selon des référentiels théoriques encore trop peu renouvelés.

Notons que dans les pays du Nord, ou bien en Italie, à Pistoia ou à Reggio Emilia, voire même au Japon pour des raisons culturelles liées au consensus social sur l’éducation, il semble qu’existe un fonctionnement opérant sur la base de ce que pourrait être un paradigme de coéducation. Je le dis avec prudence car ceci n’est que le résultat de lectures et non pas celui d’une expérience…par contre je peux témoigner de mon expérience au niveau du petit cercle des crèches parentales auquel j’ai longtemps participé !

C’est cela qui m’incite à dire qu’on peut voir plus loin, en dépassant la coéducation pour aborder les territoires de la cogestion et de la coopération parents-professionnels.

Les crèches parentales, un nouveau paradigme ?

De l’idée de « coéducation » aux territoires de la cogestion et de la coopération parents-professionnels. Les crèche parentales constituent depuis plus de trente ans11 « nouveau paradigme » de coopération plus que de coéducation, car le sens donné à ce terme est bien plus porteur et puissant dans sa signification que celui de coéducation !

En effet, ce modèle de la coopération place le PROJET au CENTRE12 du dispositif et non plus seulement des acteurs, qu’ils soient parent, enfant ou professionnel. Ici seul compte l’espace du projet avec ses différents niveaux et logiques, associatif, social-éducatif et pédagogique, et bien sûr au sens politique, le niveau citoyen, puisqu’il s’agit d’un service de proximité, de plus lié à l’économie sociale et solidaire !

SCHÉMA n°4 : LE PROJET COÉDUCATIF AU CENTRE Des enfants acteurs, des parents et des professionnels dans une dynamique institutionnelle de cogestion LE PROJET comme médiation dans la triangulation enfants-parents-professionnels UNE COOPÉRATION ÉQUITABLE : Reconnaissance et réciprocité L’obligation d’un pouvoir partagé.

Élargie à l’Europe, on peut certainement retrouver une telle dynamique de projet dans les pays du Nord, ou bien à Pistoia et Reggio Emilia en Italie ; mais en France, la rupture ne se produit qu’avec l’irruption des crèches parentales ; c’est pour moi le seul changement indiscutable de paradigme dans le champ de la prime éducation parce qu’elles redistribuent les cartes entre parents/professionnels et Institutions.

Et ceci, au nom justement d’une triangulation active dans un projet partagé et cogéré collectivement, permettant la redistribution des « places », des rôles, et des pouvoirs, autorisant une réciprocité entre parents et professionnels autour des enfants dans une logique de don et de dettes – certes dans une circulation complexe et paradoxale de ce mode de travail « sous le regard de l’autre » – ce que j’ai cherché à décrire et analyser par ailleurs dans d’autres articles ou travaux.

C’est dans l’articulation de ces deux systèmes que s’organise la triangulation enfants-parents-professionnels. Cette triangulation autour des enfants met en lien le niveau et les logiques institutionnelles, chacune « instituante » (ce sont les modèles et règles propres à chacun de ces systèmes – la famille étant bien la première des institutions) et en interaction : sphère de la crèche et sphère de la famille, interactions entre les acteurs principaux, chacun ayant son rôle propre : professionnels d’un côté, parents de l’autre.

En crèche parentale, parents et professionnels concourent ensemble à un projet commun, chacun à sa place et à partir de sa place, pour le bien-être des enfants, et qui se décline comme suit :

1. Les professionnels sont des « pédagogues » et les garants du projet pédagogique et éducatif, coresponsables du projet social et du projet d’établissement.

2. Les parents sont les bénéficiaires du service et les gestionnaires de l’établissement, premiers responsables du projet associatif, du projet d’établissement, coéducateurs et coanimateurs au quotidien auprès de TOUS les enfants accueillis (collectif)

3. Les enfants sont destinataires de l’action conjuguée des adultes, parents et professionnels.

4. C’est le projet commun qui est au CENTRE, concourir ensemble au bien-être des enfants considérés comme des acteurs de la triangulation.

Cependant, notons bien qu’ils ne sont pas encore dans ce cadre des sujets VÉRITABLEMENT démocratiques, futurs citoyens et de plein droit acteurs, individuel ET collectif, au sens de la Convention Internationale des droits de l’enfant, CIDE, plus particulièrement au regard des articles consacrés aux droits politiques n°13 à 15 (ce dernier faisant référence au droit d’association pour les enfants), surtout au regard de ce que mettent en œuvre les pays du Nord de l’Europe. Ceux-ci ont bel et bien une longueur d’avance notable sur les pratiques de nos modes d’accueil du jeune enfant. Plus près de nous, nous pourrions a minima nous inspirer dans le travail avec les enfants, les familles et la communauté locale, de ce qui se pratique à Pistoia et Reggio Emilia (Italie)…

6. Coopération ?

Seule la Coopération peut nous amener au-delà de la coéducation, par le développement d’une compétence collective, car celle-ci permet la circulation de la réciprocité et de la reconnaissance entre parents et professionnels autour des enfants dans le mouvement du « donner-recevoir », seul à même de générer la confiance13.

Ce passage de la coéducation vers la coopération passe en effet par le développement de la compétence collective 14car l’enjeu est de soutenir la responsabilité collective de l’éducation des jeunes enfants (parents-professionnels-institutions) bien plutôt que de s’en remettre à un soutien à la fonction parentale : c’est penser que l’éducation des enfants n’est pas une affaire individuelle mais bien celle d’une communauté éducative. C’est-à-dire – le mot est fort – de faire communauté autour des enfants. Car pour faire communauté autour des enfants et aller plus loin dans la coéducation en mettant en œuvre une coopération parents-professionnels, il faut pouvoir au sens propre compter sur l’autre ! Comprendre et accepter ce qui circule symboliquement autour des enfants entre parents et professionnels.

Ce qui sous-tend cette coopération et cette compétence collective dans les liens entre parents-enfants et professionnels sont des enjeux de don et de dette, de réciprocité et reconnaissance. Pour Marcel Mauss, ce qui fonde « le social » et donc le lien social – repose sur les liens sociaux primaires, de nature essentiellement symboliques et qui se constituent sur la base d’une triple obligation « donner-recevoir-rendre (ou « donner à son tour » dit J. Godbout précisant Marcel Mauss). Cette réciprocité est un invariant des sociétés humaines.

Il faut donner spontanément, ce qui est un paradoxe. Pouvoir donner – et que ce soit effectivement reçu – est en effet fondamental pour l’identité du donneur – donner est ce qui lui assure une reconnaissance sociale et lui permet de s’inscrire, par ce cycle, dans les réseaux qui lui donnent une « existence » sociale. Le fait de donner est relié à l’obligation de recevoir (contredon) quand l’autre donne en retour, et celui-là même doit s’acquitter à son tour de cette dette par un contredon. Ce qui endette de nouveau le premier donneur.

Ce cycle « vertueux » entre donneurs et receveurs – ce que nous sommes chacun à tour de rôle dans le jeu social – nous permet de faire circuler…des dettes qui nous affectent et constituent notre identité. Ce qui est l’inverse du sens usuel : ce n’est pas donner qui compte, mais accepter de recevoir et d’être…en dette ! Or les parents sont positionnés en receveurs nets alors que professionnels et institutions se présentent en donneurs ou offreurs unilatéraux.

Ce qui est en jeu entre parents et professionnels est la délégation temporaire d’une tâche symbolique de haute valeur : la relation affective, le rôle éducatif et les responsabilités afférentes se construisant sur une asymétrie profonde des liens : les parents se sentent en dette car ce que les professionnels donnent aux enfants et ce dont ils assurent les parents…n’a pas de prix ! C’est un engagement fort des professionnels…qui à tout à voir avec la question de l’amour ! Il y a bien une incompréhension mutuelle autour des enjeux de don et de dette qui génère des jugements sur les familles et un malentendu sur ce que les parents attendent des professionnels et des institutions.

7. Conclusion :

Fonder un nouveau paradigme de coéducation qui tende à la coopération autour de l’accueil des jeunes enfants ne pourra se faire que par un rééquilibrage autour du don-contredon, de la réciprocité et de la reconnaissance entre parents et professionnels – et institutions – un « rééquilibrage » qui prendrait toute la mesure du « pouvoir de l’autre » et la capacité des professionnels et des institutions à accepter de recevoir, c’est-à-dire de reconnaître la possibilité d’une dette face aux parents… Enfin, si la coéducation a un sens et peut servir un projet, sa modalité fondamentale et essentielle ne peut être que « coopérative » : conduire et décider ensemble, avec et pour les enfants. Pour que cette coopération soit effective au-delà du fait coéducatif, la petite enfance ne devrait-elle pas s’inscrire dans une perspective de réciprocité et de reconnaissance afin de repenser les relations entre institutions, professionnels et parents autour des enfants ? Car il est ici question de bien vivre ensemble, con-vivere, autour de l’enfant, l’enjeu de l’éducation étant avant tout symbolique, reliant des dons et des dettes dans la perspective d’une transmission, entre pairs et entre générations. Je vous remercie de votre attention.

Didier FAVRE, Nanterre Novembre 2013-février 2014

Bibliographie :

FAVRE Didier, La « co-éducation » gage de pérennité et de qualité des services petite enfance ? L’enjeu éducatif et la relation enfant-parent-professionnel pour la qualité d’accueil. Quel intérêt à la participation parentale dans les lieux d’accueil collectif du jeune enfant ? Actes en ligne, http://www.acepp.asso.fr/Colloque-national-Petite-enfance ; 10 février 2014, Colloque Apemac Acepp octobre 2013, p. 21-31 Relations parents-professionnels : crèche parentale, changement de perspective, L’ École des Parents, n°3-4, juillet 2001, Cahier Parentalité, p. 46-47, section IV à VI. Participation et implication, réciprocité et reconnaissance : favoriser la « rencontre » parents-professionnels ? EJE journal, n°39, 2012 L’enjeu de la « participation » des familles dans un contexte de dérégulation. Mais où est passée la parole des parents ? in « EJE journal », n° 30, Août-septembre 2011. pp.34-35. Les crèches parentales, un changement de paradigme de l’intervention sociale dans le champ de la petite enfance : changement éducatif et dans les politiques d’accueil du jeune enfant. Contribution de l’ACEPP à la problématique posée par la délégation Interministérielle à la Famille autour du soutien à la parentalité ; 17 mai 1999 ; Commission de travail « Formation des travailleurs sociaux et relations avec les familles » animée par Mme TICHOUX. Rapport, documentation française. Coopération entre professionnel et non professionnel dans le champ médico-social :quels enjeux ? site www.afresc.org/accueil/actualite/recherche-action, Afresc, 2005. GODBOUT Jacques T., Ce qui circule entre nous. Donner, recevoir, rendre, Paris, Éditions du Seuil, 2007 KUHN Thomas S. [1962], La structure des révolutions scientifiques, Flammarion, 2008 MAUSS Marcel in Sociologie et Anthropologie, essai sur le don (1902-1903), Collection Quadrige, PUF, réédition 2010. Article originalement publié dans l’Année Sociologique, seconde série, 1923-1924

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