La question du libéralisme en médecine vu sous l’angle Maussien. Dr Michel BASS

La question du libéralisme en médecine vu sous l’angle Maussien. Quelques réflexions Michel BASS, 18 mars 2001

Le rapport à l’argent a constitué originellement dans mon parcours une sorte d’obstacle : l’argent empêchait « la » relation avec le patient, bloquait toute tentative d’établir d’autres rapports avec la dimension de la prévention. C’est à cause de la relation à l’argent, symbolisé par le paiement à l’acte, que la médecine était ce qu’elle était : une entreprise au service d’elle même et non au service de la santé. L’organisation du système de soin était ainsi stigmatisée par des slogans du genre « à bas la médecine du capital », une médecine liée à l’argent et inféodée aux puissances de l’argent.

Mais cela ne se résumait pas malheureusement à la médecine libérale. Les services publics de soins ne faisaient pas mieux : l’hôpital se concentrait sur ses appétits de technologie et de publicisation d’actes d’exception, actes manifestement plus au service des fabricants de médicaments et d’autres technologies bio-médicales que de la santé du plus grand nombre.

Du côté des services publics non hospitaliers de soins ou de prévention, la santé de la population n’était pas forcément plus prise en compte. Ainsi en était-il des centres de santé municipaux où les médecins, pourtant rétribués à la fonction, faisaient ni mieux ni pire que n’importe quel médecin libéral. Une médecine à l’acte, copiée sur le modèle technique – hospitalier. Assurer à tous l’accès aux soins de qualité (c’est à dire copiés sur le « must » de l’hôpital) sous entendant : c’est par ces soins donnés généreusement à tous que la santé s’améliore (on a les preuves de l’amélioration) et s’améliorera de plus en plus. En PMI, à quelques exceptions (une certaine volonté de santé publique en Seine Saint Denis par exemple), ce n’est pas mieux. On dispense des soins de prévention (vaccinations, dépistage, surveillance) à la population qui fréquente le centre, ou à une population captive (les enfants à l’école maternelle). Ainsi j’ai pu observer dans un département d’Ile de France que la PMI voyait en consultation environ 11% des enfants d’une classe d’âge, et encore surtout dans la première année de vie de l’enfant. Quid des 89% restant ? Ne parlons pas de la santé scolaire ou de la santé au travail. Pour ne pas s’énerver !

Quel constat en fait : nous sommes devant une médecine qui fonctionne généralement de manière libérale. Elle a une clientèle, pas d’obligation de résultats, une liberté de prescription.

Les différences, liées au mode de financement et de rémunération, n’ont que des conséquences minimes sur le sens et la finalité des pratiques. C’est juste plus confortable d’être médecin de centre de santé que médecin libéral ou plus valorisant socialement d’être médecin hospitalier. Pas besoin de courir après les actes pour avoir un salaire décent. Le centre de santé est payé à l’acte, et comme le médecin est salarié, que l’infrastructure est souvent lourde (en personnel, en plateau technique), le centre est le plus souvent lourdement déficitaire. Du point de vue économique, les patients, les citoyens paient deux fois : une fois par l’acte (remboursé par la sécurité sociale) et une deuxième fois par les impôts locaux. Cette dépense de santé se dit « socialisée » car d’une part on la pense comme une vraie redistribution (soins destinés prioritairement aux plus démunis), et on imagine que ces soins garantissent à cette population une réduction effective des inégalités devant la maladie et la mort. On se trompe, évidemment, car les inégalités ne proviennent que peu des inégalités de « droit de tirage » sur la sécurité sociale, ou de l’accès à des soins de qualité. Devant ce constat, certains experts (les spécialistes de santé publique) tentent de rationaliser les pratiques. En clair, il s’agit de s’intéresser aux conséquences des pratiques en terme de santé de la population. Bien sûr, on s’y intéressera d’autant plus que le système libéral, ou « libéral-like » est plus inflationniste. Entre des slogans faciles et à l’emporte pièce (développer la prévention car il vaut mieux prévenir que guérir) et des analyses économiques et épidémiologiques, on va s’apercevoir de la très faible efficacité du système de soins sur la santé de la population en terme d’espérance de vie, de réduction de la mortalité, de réduction des inégalités devant la maladie et la mort. Le haut comité de la santé publique évalue cette efficacité dans une fourchette de 10 à 20 % : 10 à 20 % de la réduction de la mortalité générale serait imputable au système de soin. Vu ce que cela coûte (850 milliards de francs en France), c’est insupportable. Il convient donc d’administrer l’offre de soins afin d’en réduire le coût, à défaut d’en améliorer l’efficacité. On travaille sur l’efficience.

Quelle que soit l’approche, libérale ou administrée, le constat est le suivant : le même modèle est à l’œuvre et repose sur l’idée du développement de la bio-médecine comme moteur de la santé. Quelques tentatives, en particulier dans les réseaux alternatifs, essaient de penser la santé comme la résultante de facteurs multiples et non d’un simple dérèglement de la machine humaine dont on serait les mécaniciens. Autrement dit que la santé et la maladie seraient des affaires politiques au sens plein du mot, nécessitant d’y réfléchir dans des procédures de débat collectif, de confrontation de modèles et de conceptions, bref, qu’il ne faut laisser le débat de la santé publique ni aux seuls experts, implantés dans le marché des soins, ni à la seule administration, reposant sur une logique économique utilitaire.

La santé serait une affaire politique, exigeant une démocratie participative, dans laquelle les logiques tant utilitaires que de marché devraient être dépassées, rééquilibrées. Les gens ne seraient plus alors ni client, ni usagers, ni patients, ni bénéficiaires, mais acteurs participants. Des personnes qui ont leur mot à dire, en somme. Mais plus encore : la santé n’étant pas qu’une affaire individuelle, mais relevant de facteurs sociaux, politiques, économiques, culturels, les pratiques de santé ne pourraient plus restreindre leurs modes d’action à la relation individuelle, à cette « privatisation de la négociation sociale ». Développer des pratiques de santé impose des modalités d’action permettant l’exercice de la citoyenneté. C’est à dire de la réciprocité.

Soit. Mais dit comme cela, cette proposition relève plus de l’idéologie que d’un discours théorique construit. Pouvons nous fonder en théorie l’idée d’une démocratie participative dans le domaine de la santé ? Nous pensons que l’approche anti-utilitaire basée sur la théorie de Marcel MAUSS peut nous y aider.

L’analyse du fonctionnement du système de santé repose sur une dichotomie :
  d’un côté la liberté, le caractère libéral (respectant le caractère intime et unique du rapport à la vie et à la mort). La pratique libérale passe par un contrat passé individuellement entre le patient-client et son médecin. Contrat à la fois moral et juridique (signature d’une feuille de soins). de l’autre l’administration, l’encadrement, la gestion, appelant à l’efficacité, l’examen des conséquences « objectives » de la production du système dans son ensemble. Vieux combat entre la médecine et la santé publique. J’appellerais cette dichotomie « l’axe état marché ».

Du côté droit de l’axe : le marché libéral. C’est par des contrats librement passés entre « égaux » que les rapports sont censés être régulés. Pour les tenants de cette régulation, le contrat passé avec le patient, un peu léonin, certes, et sans obligation de résultat est parfaitement suffisant. L’individu est un être rationnel et calculateur et fera les meilleurs choix possibles en fonction de son calcul : il est libre d’accepter ou de refuser l’offre, laquelle devra s’adapter à la demande. Le contrat libre entre individus égaux tient de ce que les économistes appellent la « loi de l’offre et la demande ». Cette fiction du marché pur existe en médecine. Personne n’aurait de compte à rendre à personne, sinon entre « quatres-yeux ». Le positif de cette utopie : la liberté, la souplesse, l’adaptabilité. Le négatif : les inégalités, la gabegie. L’ennui : les gens n’ont rien à dire de collectif, la dimension socio-politique de la santé est niée, ils s’en remettent à l’état pour réguler le système.

De l’autre côté, le non moins mythe de « l’étatisation » de la médecine et de la santé publique. En fait, même la solvabilité des patients est assurée par la loi, par l’état (la sécurité sociale, stricto sensu est bien un appendice de l’état). Les règles sont édictées par l’état, bien plus que par le législateur (le peuple…). On a plus de circulaires que de lois. Même le code de déontologie est une loi (ou a valeur de). Le pôle étatique garantit le contrat, et organise les recours éventuels (avec réticence quand même, cf. l’amiante, le sang contaminé, etc.). Là aussi, les indemnisations sont largement technocratiques (règles administratives et non lois débattues par les politiques et la population). La santé publique permettrait d’observer la santé, et de conseiller les pratiques, d’édifier l’appareil réglementaire.

Cet axe état-marché se tient : l’état régule et administre une pratique libérale, commerciale, contractuelle. Le client est seul avec son contrat et les recours éventuels. Le colloque singulier en est l’expression la plus manifeste. Il est théorisé comme nécessaire à la pratique médicale, et assorti de tout une rhétorique sur le secret médical : savoirs et pouvoir sont les deux faces du même objet, disait Foucault. C’est par un subtil équilibre entre la pratique libérale et la régulation que le système de santé va donner sa pleine mesure. La bio-médecine doit être développée, l’offre n’est pas critiquable en soi. La meilleure productivité doit être atteinte, tout en sachant que « le système » fonctionne mieux si on laisse les gens libres de passer les contrats qu’ils veulent.

Le libéralisme revendiqué par les médecins, de manière similaire à l’économie libérale, a besoin d’un état fort, de règles bien fixées, pour satisfaire sa propre logique interne. Cette logique interne n’a rien à voir avec la santé, qui ressort d’une logique, d’une finalité externe. Autrement dit, la finalité du libéralisme, espèce d’équilibre entre juridisme et marchandisation des rapports humains, c’est son propre développement. La satisfaction de ses intérêts propres. La finalité de la médecine libérale, ce n’est pas la santé de la population mais son propre développement, sa position dans la société. La santé de la population n’est pas ignorée : elle est instrumentalisée en moyen. On a besoin de produire de la santé pour développer le système de soin. La régulation par l’état permet de rappeler la finalité de la santé. Mais pour l’état aussi, la santé n’est pas une finalité, mais un moyen de pression sur la médecine libérale pour réguler les dépenses. La dimension de la socialité est la grande absente des pratiques de soins, mêmes sociales. Le champ politique de la santé est marginalisé et instrumentalisé. Le débat se réduit à savoir s’il faut un peu plus de libéralisme ou un peu plus d’état (quel est le juste milieu ?). Pour réguler un système qui n’est interrogeable nulle part dans ses fondements.

Le politique n’est admis qu’à la condition de permettre le développement du champ de la production, c’est à dire produire les règles nécessaires au fonctionnement du marché. Ce champ du politique, c’est celui qui permettrait de réintroduire une finalité externe aux pratiques de soins, à savoir la santé (concept un peu difficile), le bien-être (idem), le bonheur (idem). Difficiles, mais permettant peut-être le débat.

Bien sûr, cet axe état marché est un peu caricatural : n’importe quel médecin interrogé pourrait répondre que dans sa pratique existent quantité d’autres choses :
  Un contrat moral fort passé avec le patient. Le médecin lui « doit » les meilleurs soins. Le patient choisit son médecin, dont la clientèle apprécie autre chose que l’efficacité pure (la disponibilité, l’accueil, la confiance, etc.).
  Une valorisation sociale très importante : le médecin (tout comme l’infirmière) est très reconnu socialement.
  De nombreux et fréquents cadeaux reçus de la part des patients, pour qui les honoraires versés sont insuffisants à exprimer la reconnaissance que l’on a pour son médecin.

Autrement dit, une « bonne » pratique médicale ne se situe pas strictement dans le champ libéral (le contrat moral est plus fort que le contrat juridique), ni dans le champ de la santé publique (ce qui se passe entre un médecin et un malade, et plus encore entre un médecin et sa clientèle, voire un médecin et la population résidant dans le territoire géographique de son exercice ne vise pas expressément à évaluer la bonne qualité des soins). Une bonne pratique médicale exige de rééquilibrer ce dipôle état marché.

C’est comme si en dehors des règles (la socialisation de l’exercice professionnel) et de la relation thérapeutique (la relation médiatisée par les honoraires), c’est à dire tout ce qui tend à réguler l’échange de type économique, marchand ou non marchand, mais en tout cas monétarisé, subsistait quelque chose d’ancien, d’un peu archaïque. Le médecin ressent assez fortement une espèce de dette morale à l’égard de son patient (lui ai-je assez donné ? Ai-je été à la hauteur ?) qui dépasse de loin le « en a-t-il eu pour son argent ? ». L’art médical ne se réduit pas à sa valeur marchande, ni à son « utilité » sociale (l’efficacité). Réciproquement, le patient qui fait des cadeaux le fait car il ressent de son côté une dette vis à vis de son médecin (il m’a tant donné, j’ai tant reçu, et en particulier la vie, ou à tout le moins la possibilité grâce à lui de vivre plus longtemps que si je m’étais débrouillé seul), les honoraires versés étant très insuffisant à éteindre cette dette. Et ce n’est pas une question de prix : la dette est d’abord morale, symbolique, et elle n’a pas de prix.

Le lien, fort, qui existe entre patient et médecin, se situe en dehors de cet axe état marché. Il repose sur la dette morale ressentie réciproquement par chacun. Eteindre la dette n’a pas de sens, puisque cela reviendrait à interrompre le lien.

Sur quoi cela repose-t-il ? Sur la triple obligation du don mise en évidence par Marcel MAUSS dans son célèbre « essai sur le don » : donner, recevoir, rendre. La socialité, le fait d’être liés les uns aux autres, donc de vivre en société existe parce que les hommes échangent des symboles, et que, comme le dit Alain CAILLE , il y a équivalence entre symbole et don. On échange du symbole, parce qu’on donne. Ce qu’on donne ne se résume pas au bien matériel et à son éventuelle valeur marchande : pour établir un lien, il faut donner, et donner, c’est échanger du symbole. Il « faut » : pour permettre le lien, il y a obligation. Ainsi, si je donne, je deviens « votre obligé ». Mais cette obligation n’est en rien juridique : aucune loi n’oblige à donner, si ce n’est la nécessité d’être et de vivre en société. Paradoxe apparent : je suis obligé et libre en même temps de donner. Mais si je donne, alors un autre reçoit. Il est obligé de recevoir, obligé dans la mesure où il accepte la relation. La liberté est celle de refuser la relation. Dès l’instant où le don est reçu (la relation acceptée), le receveur est en dette et ressent l’obligation de rendre. C’est cette obligation morale de rendre, parfois de manière agonistique, qui assure, par la circulation de la dette, la pérennité du lien. Rajoutons quelques mots sur cette circulation de la dette : contrairement aux dettes monétaires, et dans l’exacte mesure où il s’agit d’abord de symbole (le bouquet de fleurs que l’on offre vaut largement plus que sa valeur marchande chez le fleuriste), il n’y a pas de rendu « donnant-donnant » : on rend plus, et on rend dans le « pot commun » des relations sociales dans lesquelles les échanges sont « enchâssés » , à l’image des tontines des banlieues des grandes villes africaines. Le donneur attend un retour, mais indirectement. Ce n’est pas le patient qui va donner en retour à son médecin de la notoriété.

Dans la relation, dans l’échange, je ne suis pas rien. J’ai à apporter, j’ai de la valeur. Face au médecin, je ne suis pas seulement le demandeur ignorant et s’en remettant à la puissance du savoir médical. Je paye le médecin pour son expertise, mais ce qui se passe avec le médecin (mon médecin) n’est pas éteint par la rémunération, et ne se résume pas à la capacité d’expertise du médecin (sans la nier pour autant, l’expertise étant l’un des symboles forts de la modernité). La dimension symbolique de l’échange dépasse, complète, donne tout son sens au soin, c’est à dire à l’échange symbolique qui s’opère dans la relation de soin. Un soin purement technique (même psychologique) peut trouver une valeur marchande (on peut déterminer le prix de revient d’un scanner). La relation médecin patient se passe largement ailleurs. Payer le médecin permet de m’en libérer partiellement, de ne pas être trop en situation de dépendance (et encore !). Mais chaque praticien sait bien que la confiance, la clientèle, sont hors marché. Même si je peux vendre ma clientèle comme une marchandise, elle n’est pas constituée comme un vulgaire stock.

Autrement dit, c’est la relation qui fait sens. La relation dépend de la capacité d’échange entre les personnes. Ces échanges sont régulés par le marché (honoraires), par les règles (la déontologie, la sécu), mais par bien d’autres choses : la confiance, la croyance dans les bienfaits de la médecine, ou de n’importe quelle autre pratique. Comment se construit cette confiance ? Dans la réciprocité. C’est à dire un espace où je reçois (l’aide, les soins, la bienveillance, la chaleur humaine, le savoir, la vie), mais où je peux (dois) rendre. Rien de pire, de plus aliénant qu’un échange inégal : je reçois, mais je ne peux pas donner en échange. Au moins ma confiance…Les honoraires que je paye au médecin sont largement insuffisant, non pas quantitativement, mais qualitativement : si le médecin me sauve la vie (c’est son boulot), ma dette est éternelle. Du côté de la loi, de la règle, la réciprocité est organisée en réversibilité : le médecin me soigne, je le paye en retour, c’est donnant donnant. Mais ai-je assez donné en retour ? Rien ne m’oblige légalement à donner plus, mais je me sens quand même en dette. Comment éteindre ma dette ?

Dans le système actuel, il n’est pas facile de se positionner dans la réciprocité avec les médecins. Moi, patient, donne au médecin du renforcement narcissique (vous êtes le meilleur puisque je vous ai choisi), du symbolique (je lui reconnais sa position sociale, dans le savoir). Je continue à aller le voir, lui. Mais en tant que client / patient, la relation n’est pas égale ; j’ai l’impression de recevoir trop, en tout cas plus que ce que je peux rendre. Je cherche souvent à donner encore plus. D’où les cadeaux. Symboliquement, ils rééquilibrent le cycle du don et de la dette, ils changent le rapport entre médecin et patient. Le médecin qui reçoit un cadeau, et qui l’accepte, a à son tour un sentiment de dette morale. Pour celui-là, il va falloir que moi, médecin, fasse très attention, plus que d’habitude. On voit bien comme le don lie, attache.

Revenons encore un instant sur la circulation de la « dette maussienne » : elle n’est pas dans la réversibilité, de personne à personne, disions-nous. Dans le système médical moderne, le lien attache directement médecin et patient. Mais l’insuffisance de la circulation de la dette, son caractère trop individualisé, même si on peut l’interpréter en tant que rituel, c’est à dire une pratique ayant du sens et de l’efficacité pour l’ensemble de la société, ne permet pour le moment pas au lien d’être plus productif socialement, politiquement, normativement. Le médecin donne toujours plus qu’il ne reçoit, dans sa pratique individuelle. Il garde la maîtrise et le pouvoir. Il n’y a pas d’espace de vraie réciprocité (sauf exceptions). Le médecin peut ainsi rester libéral, c’est à dire délié. La médecine peut garder son statut « d’extra territorialité ». Le médecin est à part, sa pratique secrète, régulée par ses pairs. La maladie « garde son statut de vérité non négociable » . La pratique du médecin, et plus généralement la médecine peuvent ainsi développer un pouvoir très singulier. Le caractère libéral de la pratique, et sa régulation sur le mode purement légal permettent ainsi une préservation de cet ordre médical. Pas de réciprocité, pas de dette, pas de lien, pas de devoir « social ». Seule obligation, des règles déontologiques. Mais sans cet espace de réciprocité, la négociation sociale sur les problèmes de santé, les maladies, leurs causes, les manières dont la société (c’est à dire les citoyens organisés dans le champ politique) deviennent impossibles.

L’idée de la participation ressort de ce constat : une organisation « libre et spontanée » des échanges individuels et collectifs permettant à chacun de donner plus qu’il ne reçoit, d’avoir une place, d’être reconnu, d’avoir sa voix au chapitre. Il me semble que l’idée de santé communautaire repose là dessus : qu’est-ce que chacun donne et reçoit pour la santé ? Promouvoir la santé, dit l’OMS, c’est d’abord développer la participation. Qu’est-ce que la participation ? C’est la possibilité pour chacun d’être dans la construction collective. C’est à dire de pouvoir donner. D’être reconnu comme personne à part entière, citoyenne de sa santé.

L’axe état marché s’enrichit d’un troisième pôle, celui de la réciprocité, du don, de la circulation de la dette, de la participation sociale. Ce pôle que certains appellent la société civile. Ainsi triangulé, l’analyse du système de santé peut revenir sur la question de l’argent.

L’argent dans la relation avec le patient joue en même temps un rôle exagéré (on lui prête un pouvoir qu’il n’a pas) et un rôle insuffisant du point de vue du libéralisme économique (il n’éteint pas assez la dette, il ne libère pas vraiment le médecin de la dette symbolique). Augmenter même substantiellement la rémunération ne résoudra pas ce problème, car il se situe ailleurs. Réciproquement, supprimer le paiement à l’acte n’est pas suffisant en soi pour résoudre les problèmes posés par la pratique médicale. Le changement du mode de paiement des médecins, pour important qu’il soit concrètement pour l’organisation de la profession, ne suffit pas à rééquilibrer le système vers une pratique plus solidaire, diminuant cette tension artificielle entre médecine et santé publique, entre état et marché.

Une pratique qui avancerait : découvrir des modes d’échange et de relation qui fassent une vraie part à la personne, dans un réseau de réciprocité. Où le processus thérapeutique serait le résultat d’échanges réciproques. Où la santé que les gens veulent soit construite tous ensemble, et où les médecins seraient insérés dans un réseau de solidarité locale, permettant la construction d’une parole collective, d’une politique. Où les problèmes, comme le dit Jacques Donzelot , ne sont des problèmes qu’en tant qu’ils sont une succession d’évènements individuels ayant des causes communes que les gens peuvent analyser eux-mêmes avec l’aide des médecins (ou tout autre expert). Le lien social par le don symbolique n’est pas qu’un archaïsme : il est bien vivant, obligatoire, en particulier dans la relation médecin malade. Il peut nous permettre de se sortir de la dichotomie état / marché, et de reconstruire des échanges non marchands, pour la santé, ce qui imposerait sans doute d’autres formes de régulation (rémunération des médecins, formes d’exercice, industrie de la santé) que la simple administration, au profit des médecins, du marché de la santé.

Ce quelque chose, on le trouve dans des expériences alternatives :
  Les maisons médicales autogérées belges des années 70 (ça continue) : certains disaient « cogestion ». j’en discutais récemment avec le fondateur de la maison médicale de Tournai : il est violemment contre la cogestion, car il ne s’agissait pas de gérer ensemble l’insatisfaisant, mais bien d’inventer de nouvelles pratiques (utopiques…).
  Les réseaux de soin, au moins certains, ceux qui laissent vraiment une place aux gens, et ne définissent pas de manière trop professionnelle ou technocratique la qualité des soins à la place des patients.
  Les SEL (systèmes d’échanges locaux) où la réciprocité est organisée avec création de pseudo monnaie. Intéressant à explorer pour les médecins.
  Les réseaux d’échange réciproque de savoirs. Il y en a qui travaillent sur la santé, comme à Bourges.

Mais tout cela est de l’utopie, ce qui me semble approprié pour votre publication.

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