La Santé Communautaire aujourd’hui. Michel BASS - Revue du soignant en Santé publique n° 27 – sept-oct 2008

1-  D’où vient l’idée de la santé communautaire ?

Pour mieux comprendre l’idée, la méthode et les pratiques de la santé communautaire, il est nécessaire de les replacer dans une perspective longue.

Depuis la fin du 18e siècle, nous avons assisté à un mouvement de fond, techniciste, étatiste dans tous les domaines de la société visant à contrôler, administrer, prévenir les problèmes, et en particulier tout ce qui relevait des déviances, supposées à l’origine des révoltes populaires. Le 19e siècle va être le siècle de ce que M.FOUCAULT[1] a appelé « le grand enfermement ». Le développement de l’économie industrielle et productiviste a transformé la notion même de ce qui fait société. Ce qui désormais fait société, c’est la richesse, issue d’un procès de production, elle même nécessitant le travail (d’où la transformation de cette notion qui va devenir une valeur cardinale de la modernité). Plus tard, on s’apercevra que la production, source de la « richesse des nations » (Adam Smith), ne peut continuer à croître qu’en multipliant les clients (une production doit être vendue) et la consommation devient une vertu cardinale, et les gens deviennent des consommateurs (l’argent qu’ils gagnent étant un « pouvoir d’achat »).

C’est dans le cadre de ces évolutions des mentalités et des valeurs[2] que s’impose la notion de déviance. Les oisifs, depuis longtemps considérés comme dangereux, sont maintenant des parasites, des ennemis de la nation. Ils vont trouver face à eux une administration visant à les contraindre au travail, ou à défaut à les mettre hors d’état de nuire (enfermement). Nombre d’institutions voient le jour à cet effet : prisons, asiles psychiatriques. Le développement de la médecine et de l’hôpital vise à garantir la « force de production » que sont les gens. Ainsi peut se créer un réel marché du travail : l’offre de travail (force possédée par les gens) sera « de qualité »[3]. Plus humanistes, de nombreux penseurs (les solidaristes, les socialistes, Marx), pensent qu’il faut créer des institutions permettant de pallier les effets délétères de l’urbanisation et de l’industrialisation (se traduisant par des mortalités infantiles, juvéniles et de jeunes adultes effrayantes, et se manifestant par une « espérance de vie » très courte). Une tension, un conflit opposent déjà deux tendances, toutes les deux technicistes (c’est-à-dire ayant une foi, une croyance forte en la technique et la science comme susceptibles d’apporter des solutions[4])  :

-  Une tendance étatiste créant des institutions globales : l’hôpital comme lieu de la formation et de la vérité sur les maladies, avec création de nombreuses spécialités – pédiatrie, pédo-psychiatrie, etc. –, les systèmes d’assurances sociales puis de protection sociale, le travail social lui-même, le recueil et l’éducation des enfants, voire le mariage comme fondement de l’éducation des enfants[5], etc. Ce système, pour la santé, va très rapidement se partager lui-même en 2 conceptions antagonistes : l’une, dominante – la médecine comme solution à la maladie et la mort – et l’autre, minoritaire, l’hygiénisme (qui plus tard donnera la santé publique) comme interrogation sur l’origine des maladies. Dans les 2 cas cependant, la maladie est l’analyseur commun, ce qui permet de comprendre l’état de santé, et la réponse est centrée sur l’individu (la cure médicale pour les uns, les changements de comportements pour les autres).

-  Une tendance collectiviste, solidariste avec les syndicats, les associations, les coopératives et les mutuelles. Ce mouvement est très fort jusqu’à la seconde guerre mondiale. Depuis le système de protection sociale du Welfare de l’après guerre a singulièrement affaibli cette dynamique. Il s’agit d’imaginer une société où chacun aurait sa place, ou la solidarité serait organique, où personne ne laisserait personne au bord du chemin. Certains, déjà pendant la révolution, pensaient sincèrement qu’en rendant les gens et les choses meilleurs, la maladie disparaitrait.

Ce système étatiste, professionnalisé, techniciste, expert va de plus en plus être vécu comme conduisant à une « expropriation » de sa santé, de l’éducation des enfants, un système où l’administration dispose de plus en plus de moyens de contrainte et de contrôle. Et en effet ces moyens de contraintes et de contrôle vont devenir de plus en plus fins et subtils jusqu’à être internalisés par les gens eux-mêmes comme nécessaires à leur santé, à leur bien-être, au devenir resplendissant des enfants, etc. [6].

Ces mouvements de fond vont s’arrêter avec la 1ère guerre mondiale. L’état du monde qui s’en est suivi, de même que le triomphe de la médecine et des médecins, le développement accéléré de l’après 2nde guerre mondiale ont favorisé la croyance dans le fait que les problèmes étaient réglés ou en voie de l’être. L’accroissement de la richesse, du niveau de vie et des garanties sociales clouait le bec à l’intérêt même des critiques.

2- Formalisation de la critique des années 60 à 80

Il faut attendre les années 60 pour voir réapparaître les critiques.

Sur l’asile psychiatrique : on découvre l’indignité du traitement des malades mentaux, indignation d’autant plus aigüe qu’elle est concomitante avec la fin de la forclusion entourant les camps de la mort. Cela donne naissance à nombre de pratiques alternatives, reposant sur des analyses souvent très fines :

-  l’anti psychiatrie, en Angleterre avec Laing, Cooper où la maladie mentale est remise en cause en tant que concept (l’expression de la pathologie est liée directement à la société qui exclut ces personnes).

-  la psychiatrie institutionnelle (BASAGLIA en Italie) qui déclare que les fous doivent vivre normalement et non enfermés, la découverte des neuroleptiques venant d’ailleurs donner de nouveaux moyens à ce projet.

-   la naissance de l’ethno psychanalyse (bien sûr rendue possible par les théories de FREUD) où G.DEVEREUX découvre, dans son étude sur les indiens Mohaves à quel point la schizophrénie est la conséquence d’une insuffisante adaptation psychique à l’augmentation de la complexité de la société (plus c’est complexe et moins un individu est capable d’en contrôler la totalité, d’où un morcellement, qui peut devenir tel qu’il ne permet plus la réunification de l’individu).

Sur la santé et la médecine :

-  I.ILLICH invente le concept de iatrogénie où il devient évident que la médecine ne produit pas que des effets positifs, mais qu’en elle-même elle créé ou renforce nombre de problèmes. Dans nemesis médicale, il condamne radicalement la médecine dans sa propension à accaparer la santé, et la tendance des médecins à exproprier les gens de leur propre santé.

-  Ces analyses sont renforcées par des penseurs tels que M.FOUCAULT (dans naissance de la clinique).

-  des associations de malades voient le jour et deviennent des fers de lance d’une certaine forme de résistance au « pouvoir médical ». Ainsi en a-t-il été de l’association des malades lupiques de Gérard BRICHE[7] qui dénonce vigoureusement la manière dont l’hôpital et les médecins le dépossèdent de sa vie en voulant le soigner et le guérir. Il va ensuite créer le journal « l’impatient » qui avant de devenir un support publicitaire des médecines douces était un vigoureux journal de contestation de la médecine.

-  Dans le même temps, certains médecins fondent le syndicat de la médecine générale en France. En Belgique (à Tournai) des médecins créent des maisons médicales « cogérées avec les patients. Il s’agit là de créer les conditions de la réappropriation de la santé. Et le terme de « participation de la population » apparaît. La participation est bien cette cogestion qui permet de renforcer l’autonomie des patients dans le domaine de leur santé.

Parallèlement à ce mouvement européen, une critique de la notion libérale de développement émerge. Porté par une mouvance catholique, des intellectuels comme Henri DESROCHE (fondateur du collège coopératif), René DUMONT, François PARTANT, dénoncent la désappropriation des habitants du tiers monde de leurs richesses aboutissant à la fabrication de la pauvreté, de la misère, de la famine dans ces pays.

Dans le domaine de la santé, on voit bien à quel point cette critique du développement ressemble à la critique du système de santé, et au solidarisme en Europe. D’ailleurs, les ONG de développement s’opposent violemment aux ONG « french doctors » qui apportent la médecine occidentale et ses travers aux pays anciennement colonisés.

C’est dans cette mouvance des années 50 à 70 que l’OMS s’interroge également, à partir de sa définition célèbre de la santé, sur ce qu’il faudrait faire pour garantir un niveau de santé décent à la population mondiale. En 1976, l’OMS lance sa stratégie des « soins de santé primaire et de la santé pour tous en l’an 2000 ». Elle repose sur l’idée – popularisée par l’expérience des médecins aux pieds nus de la Chine populaire – que l’essentiel de la santé peut et doit être assurée par des moyens non médicaux. Eau, alimentation, environnement concourent à cette santé.

3- Naissance d’une méthodologie de santé communautaire et d’éducation pour la santé

Dans les années 80 cette stratégie va progressivement s’articuler à une méthodologie – la santé communautaire – et au développement de l’écologie politique. L’écologie politique, née à la suite du rapport du Club de Rome déclarait que les ressources de la Terre ne sont pas infinies et que l’on va au devant d’une grande crise écologique.

Ces critiques radicales ne sont pas partagées par l’essentiel de la classe politique, militante, syndicale. La méthodologie de la santé communautaire qui stipule que les questions de santé sont liées aux questions de développement et aux questions d’environnement devraient pouvoir donner lieu à des débats publics. Tout cela relèverait du catastrophisme, de l’anti modernisme, d’une certaine forme de malthusianisme. Certains pensent qu’une médecine sociale suffirait à résoudre la question de la santé grâce à un meilleur accès aux soins, que la question de la santé pourrait être résolue par la médecine. D’autres pensent que la santé publique, par ses études épidémiologiques, permet de montrer les facteurs sur lesquels agir, et de lancer des programmes. Dans la même idéologie oublieuse de la globalité : si agir sur l’environnement (l’air pollué) diminue la mortalité prématurée par insuffisance respiratoire, on ne questionne pas le mode de production et de consommation ayant abouti à cela. Les questions de santé se trouvent dépolitisées. La santé publique prétend ainsi savoir et pouvoir amener les changements nécessaires à la bonne santé. Autant que la médecine qui proclame à quel point l’amélioration de l’espérance de vie serait le résultat de ses « progrès ».

Dans tous les cas, les individus sont censés se comporter en bons citoyens, car c’est ainsi que la santé s’améliorerait. Mais la désappropriation continue.

Ainsi en va-t-il aujourd’hui des personnes âgées : qui peut souhaiter finir ses jours dans une EPHAD ? Qui peut avoir comme seule perspective pour mourir que d’être hospitalisé ? Ainsi en va-t-il aujourd’hui des personnes en difficulté sociale : quelle perspective leur donne-t-on pour leur permettre d’élever leurs enfants quand les services sociaux font des « carences éducatives » un critère de danger et donc de placement des enfants.

Face à ces questions, se sont développées, dans les années 80 la méthodologie de la santé communautaire (portée par la charte d’Ottawa de la promotion de la santé), et les méthodes d’éducation pour la santé (qui se différenciaient nettement de « l’éducation à la santé »). L’épidémie de SIDA a amené, par la reconstitution d’une association de malades (AIDES) à reconsidérer le rapport médecin malade, lequel devient, pour D.DEFERT, l’un des créateurs d’Aides, le « réformateur du système de santé ».

4- Où en sommes-nous aujourd’hui ?

La montée de la promotion de la santé et de la santé communautaire a contraint l’institution à en tenir compte. Cependant elle a tronqué le tout pour ne garder que l’idée de la participation de la population : toutes les procédures (ASE, Ateliers Santé Ville, Réseaux de Santé) inscrivent, à la suite des lois de janvier et mars 2002, le caractère indispensable de cette participation. Mais celle-ci a tendance à ressembler étrangement à la participation des parents d’élèves aux conseils de classe…(un parent alibi, interdit de poser ses propres questions).

L’appropriation de la santé par les gens eux-mêmes, les instances et les méthodes permettant d’en débattre n’existent cependant toujours pas.

Dans les ateliers santé Ville par exemple, l’institution financeuse demande de faire du diagnostic préalable aux actions. Il s’agit dans la presque totalité des cas de demandes de diagnostic expert, de type épidémiologique. La fonction de diagnostic se réfère au diagnostic expert qui va donner les axes de travail nécessaires à « la diminution des inégalités de santé » (on est plus prudent, on ne parle plus de régler la question de la santé). Mais la production de savoirs, de programmes « pour » la population continue. Ces productions renforcent continuellement la dimension hétéronome de la prise en charge de la santé.

En santé communautaire, on transforme cette fonction diagnostic : il s’agit, dans une démarche de recherche-action, de viser à l’appropriation, à l’autonomie.

Pour se démarquer de la récupération institutionnelle de la notion de participation, nous revenons à nos sources historiques. A l’AFRESC nous parlons maintenant de système de coopération équitable.

On constate qu’à défaut de créer de telles instances de coopération, la santé comme l’état du monde deviennent des objets de résignation. Les gens s’en désintéressent à force de n’avoir pas d’espace-temps pour y être associé, ou pire, de n’être associé que dans un rôle de figurant.

Comment se motiver au débat et à la critique quand on voit à quel point le débat est accaparé par les experts et les politiciens ?

J.TESTARD explique que les questions les plus ardues en matière de santé ou d’environnement sont toujours mieux formulées, et que les recommandations sont toujours plus sages quand des groupes de citoyens s’y confrontent que quand on s’appuie sur des experts souvent influencés par les logiques et lobbies industriels et productivistes.

Malheureusement, chaque fois que des groupes citoyens s’emparent des questions qui les concernent, ils ne sont ni reconnus ni entendus. Ainsi, ce que les habitants d’Orly avaient à dire dans notre « diagnostic santé » à propos des conditions de la rénovation urbaine et de l’habitat a été complètement refusé par les élus. A Dunkerque, les préoccupations des professionnels étaient aux antipodes des préoccupations des habitants. Ces derniers avaient à dire sur les dysfonctionnements de l’hôpital, sur la pollution industrielle, tandis que les professionnels déniaient tout cela.

A Orly, les jeunes que nous avons été interroger sur leur « souffrance psychique » (ainsi désigné par les professionnels qui s’occupent d’eux) étaient très étonnés : s’ils avaient des problèmes parfois difficiles, ils pouvaient décrire ce qu’ils faisaient pour s’en sortir, comment ils mobilisaient leurs réseaux sociaux, comment de la solidarité existait dans les quartiers. Ils ne se reconnaissaient pas comme « souffrant psychiquement » et en tout cas ne justifiaient pas le recours à la santé mentale. Même si nous ne sommes pas dupes que du déni peut parfois exister.

La santé communautaire aujourd’hui essaye encore et toujours de recréer ces espaces temps de confrontation, de réappropriation.

La méthodologie de santé communautaire, lorsqu’elle réalise des « diagnostics », essaye de faire du diagnostic communautaire plutôt que des enquêtes de type épidémiologique. Le diagnostic communautaire relève de démarches coopératives visant l’autonomie.

D’une certaine façon, ce qui fondait les critiques radicales des modes de développement, de la consommation comme socialité, de l’expropriation de la santé, trouvent cruellement aujourd’hui leur vérité. Les crises sociales, politiques, économiques et écologiques en témoignent.

Les résolutions technicistes, expertes et administrées sont maintenant, enfin, suspectes.

Constatons que la santé communautaire est au système de santé et à la santé publique ce que l’écologie politique est au développement durable : une anti tartufferie.



[1] M.FOUCAULT histoire de la folie à l’âge classique.

[2] Cf. à ce sujet Max WEBER l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme

[3] En contraignant les Rmistes à se soigner pour s’insérer professionnellement, nous sommes toujours dans la même idéologie.

[4] A ce sujet, cf. la technique et la science comme idéologie de J.HABERMAS

[5] A ce sujet cf. la police des familles de J.DONZELOT

[6] A ce sujet : Paul FEYERABEND, dans son livre adieu la raison s’interroge sur les raisons qui poussent des malades à accepter la mutilation pour prolonger leur vie de quelques mois. Où l’on voit bien que l’idéologie médicale a accaparé jusqu’à l’idée de la vie. Mais La BOETIE quelques siècles auparavant s’était déjà interrogé sur les raisons qui poussent les gens à accepter la servitude (de la servitude volontaire).

[7] Gerard BRICHE furiculum vitae. Ouvrage édité dans les années 70 à compte d’auteur. On peut trouver son très bon article dans une revue Autrement (la santé à bras le corps).

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