L’enjeu de la « participation » des familles dans un contexte de dérégulation. Mais où est passée la parole des parents ? « EJE journal » Numéro de juillet 2011

« EJE journal »

Numéro de juillet 2011

 

Didier Favre,

Éducateur de jeunes enfants, psychosociologue et consultant.

 

L’enjeu de la « participation » des familles dans un contexte de dérégulation Mais où est passée la parole des parents ?

 

Où en sommes-nous de la question de la « participation des parents », à l’heure de la dérégulation libérale du secteur petite enfance[1], quand on doit, en tant que professionnel, compter avec des parents « à conseiller et à soutenir » (les REAPP)[2], des parents « usagers » (loi n°2002-2 du 2 janvier 2002), des familles « partenaires », des parents « co-éducateurs » ou « premiers éducateurs »… ou encore avec des « parents délégués » en conseil de crèche ? Comment se comporter avec des parents qui seraient devenus de simples « consommateurs », des « individualistes » intéressés par le seul coût de la « garde » ? Quelle place leur reste-t-il dans le débat actuel et pourquoi les entend-on si peu dans le concert de protestations publiques qu’ont levé les différentes lois et déclarations gouvernementales fracassantes dans le secteur ?

 

Les crèches parentales, une référence de la « participation »

 

Sur la question de la prise de parole et de la participation des familles, des enjeux et de son évolution, nous avons un point de repère incontournable : l’expérience acquise par les crèches parentales[3]. C’est le changement le plus important à relever, me semble-t-il, (en tant que modèle institutionnel éducatif ET social[4]) après plus d’un siècle et demi suite à la première crèche créée en France.

Les crèches parentales, ce sont des parents transformés en acteurs sociaux[5] ; ce sont des parents, des citoyens, engagés dans la création d’une réponse à leur propre besoin dans une perspective de service de proximité, d’économie solidaire[6] : une vraie révolution !

 

Une manière de faire « communauté » avec d’autres parents

Tout d’abord, rappelons pour mémoire que les crèches parentales, qui existaient à la marge depuis le milieu des années 60, sont reconnues en 1981 dans le cadre d’une circulaire visant à favoriser le développement des « modes de garde innovants »[7]. Ensuite, très rapidement, une seconde circulaire[8] paraît, s’adressant à tout le secteur petite enfance, qui vient instituer justement cette participation des familles et qui vise à favoriser « leur expression collective : vie quotidienne, participation aux activités et à la vie institutionnelle »).

On voit bien là que ce sont les dimensions du pouvoir, du projet éducatif et de l’action pédagogique qui sont promises au partage avec les professionnels : quel changement ! C’est ce mode de fonctionnement des crèches parentales, où professionnels et parents développent ensemble un projet au service de l’enfant, qui devient la référence… et le modèle à suivre : celui d’un « pouvoir partagé » autour de l’enfant. À ce moment-là, les crèches parentales réinstaurent l’idée que c’est la communauté « de vie » qui est responsable de l’éducation de l’enfant, chacun à sa place et dans son rôle, mais dans le partage et dans une même direction : le bien-être de l’enfant. L’action collective d’éducation, c’est rappeler « qu’on est pas » parent tout seul (on ne « naît pas » parent) et que cela relève aussi du social, pas seulement institutionnel, mais bien d’un engagement de la communauté… comme dans toutes les sociétés humaines, partout dans le monde[9].

 

Que reste-t-il de la participation collective des familles dans les conseils de crèche ?

Après cette circulaire de 1983, suivent 17 années de silence jusqu’au décret n°2000-762 sur les modes d’accueil qui reprendra timidement la question des conseils de crèche… sur le mode représentatif et non du « collectif de parents ». Différence essentielle qui appauvrit l’instance et prend acte de la difficile greffe entre innovation sociale et longue durée des institutions… mais aussi de la résistance acharnée des professionnels du secteur et de psychanalystes, qui continuent de penser que les parents ne sont pas légitimes à intervenir dans le champ socio-éducatif : ceci devant rester une affaire « entre » professionnels-experts[10].

 

Et aujourd’hui ?

 

10 ans après… que dire de plus ? Eh bien de ce côté-là, nous ne sommes pas vraiment rendus beaucoup plus loin : de bonnes intentions, quelques timides avancées certes, mais surtout le plus grave est arrivé, et comme nous le constatons tous nous sommes franchement entrés en régression sur tous les autres plans[11].

 

Rationalisation budgétaire et dérégulation libérale[12] : vers un éclatement de l’offre

Au fond, de quoi s’agit-il ? Quel est l’enjeu ? Ici on prend les familles à témoin, comme « usagères » de services, dans leur « droit à  ». Après la PSU[13], les quotas d’accueil à 110 %, puis 120 %, le quatrième enfant chez les assistantes maternelles, les micro-crèches, les « jardins d’éveil » accolés aux écoles maternelles, puis avec le mouvement continu de la déqualification, le tour est joué : le cadre ne ressemble plus à rien. Où est passée la qualité d’accueil comme projet et référence[14] ? Ainsi, nous assistons à un éclatement de l’offre de service et à sa « privatisation » progressive pour une plus grande individualisation des prises en charge. Si on en revient à la proposition phare des « jardins d’éveil » se substituant à l’accueil de l’enfant à 2 ans à l’école maternelle (devenu rare) mais surtout à éviter de créer des lieux d’accueil « avant deux ans », on risque bien de voir se dessiner une offre de service découpée par tranche d’âge : avant 1 an chez une assistante maternelle indépendante, de 1 à 2 ans en crèche collective, et de 2 à 3 ans en jardin d’éveil ; puis à partir de 3 ans en école maternelle (si elle existe encore). L’enfant est ainsi devenu une variable d’ajustement pour rentabiliser la mise au travail des familles et les services d’accueil. Alors dans cette frénésie dérégulatrice, dans cet activisme gouvernemental animé d’un esprit de « contre-réforme », pourquoi n’entendons-nous plus les parents alors que nous savons leur attachement à la qualité d’accueil de leur enfant ?

 

Une mise à l’écart des parents comme « acteur collectif »

On n’entend plus les parents parce que les institutions et les professionnels ont mis de côté ce pouvoir collectif d’interpellation des parents sur l’offre de service, son sens et son utilité sociale, sur le projet et la qualité du service rendu. Les professionnels, en ne se saisissant pas de la balle lancée par les parents dans les années 80, se retrouvent coincés par le pouvoir technico-politique au nom des intérêts légitimes des familles. Dans cette opération, seul le pouvoir politicien l’emporte : diviser pour mieux régner en jouant sur les intérêts d’une partie contre l’autre. Car ici, les familles sont prises en otage au nom de leur « droit à la garde »[15]. Ce faisant on éteint le débat sur la qualité d’accueil, à laquelle les familles sont pourtant très attachées (ce que nous avons constaté dans nos études de terrain et entretiens). Et comme c’est en leur nom que se mène cette politique, on comprend alors que les familles soient muettes : cette stratégie de communication les réduit à « leur légitime demande » et transforme des besoins sociaux et collectifs en « droits individuels ». L’État se faisant ainsi le porteur d’une demande qu’il instrumente à sa guise.

Dans les lieux d’accueil, les parents se retrouvent privés d’une parole collective par l’individualisation des demandes (les contrats dans la PSU) ; et par la réduction de la participation des parents à leur représentation dans les conseils de crèche[16], les familles se retrouvent instrumentalisées, comme à l’école, par les stratégies des uns et des autres. Du coup, les professionnels n’ont toujours pas saisi que les parents sont de leur côté, mais qu’on ne peut profiter de la force qu’ils représentent pour revendiquer la qualité que s’ils peuvent participer pleinement à la vie quotidienne des structures, et donc revendiquer collectivement une meilleure prise en compte de « leurs besoins » - et pas seulement leur « légitime demande ».

 

Alors qu’est-ce que les parents ont à nous dire ?

Eh bien qu’ils n’ont plus confiance dans les professionnels pour parler en leur nom, que les professionnels ont perdu l’appui qu’ils auraient pu attendre de la part des parents comme défenseurs de la qualité d’accueil pour leurs propres enfants. Ici, les métiers sociaux-éducatifs tendent à faire la même chose que la médecine, dans leur approche clinique : les professionnels dépolitisent le lien « obligé » et valorisent la relation instituée au détriment des besoins des gens. C’est la « privatisation de la négociation sociale », comme le dénonçait si bien Thierry Berche[17] : transformer une affaire publique (des besoins sociaux) en problème privé (une demande individuelle).

Or, la garde, l’accueil, l’éducation, l’éveil et la socialisation des enfants sont choses politiques, elles sont l’affaire de la Cité. Redonnez du pouvoir aux parents, et vous les entendrez à nouveau ![18]

 

 



[1] Cf. http://www.colline-acepp.com.fr/docs/Livre_Blanc.pdf
- Collectif régional 59-62, colloque du 10 février 2009 « Qualité d’accueil pour tous » que j’ai introduit avec une contribution sur le sujet « Quelques enjeux actuels de l’accueil des jeunes enfants : entre développement, qualité et formation, des tensions multiples … » ; p 14-26. Voir aussi l’appel « Pas de 0 de conduite pour les enfants de 3 ans ! » http://www.pasde0deconduite.org/

[2] Les REAAP sont les « réseaux d’écoute, d’appui et d’accompagnement des parents » ; circulaire n° 99/153 du 9 mars 1999 (voir la Charte qui l’accompagne).

[3] Cf. l’article remarquable de Jean-Sébastien Wilpert, « Le travail avec les parents : une question de place et de posture ? », in EJE Journal n°3, février-mars 2007, p.19-22.

[4] Favre, D, in L’ École des Parents, n°3-4, juillet 2001, Cahier Parentalité, p. 46-47, section IV à VI, « Relations parents-professionnels : crèche parentale, changement de perspective ». Voir aussi le site du réseau national ACEPP.

[5] Favre D., « Des parents employeurs et “usagers” en crèche parentale : une place paradoxale ! » in La lettre du GRAPE, Érès, nº 46, décembre 2001, p. 59-69. Voir aussi à ce sujet nos articles sur le site www.afresc.org/espace documentaire.

[6] Laville J.-L., Les services de proximité en Europe. Pour une économie solidaire, Paris, Syros, 1992.

[7] Circulaire DGSH/3241/S-DAS/81-32 du 24 août 1981 relative aux formules innovantes.

[8] Circulaire 83.22 du 30 juin 1983 relative à la participation des parents à la vie quotidienne des crèches.

[9] L’un des attraits de la crèche parentale reste avant tout la possibilité pour des familles de partager l’expérience de la parentalité autour d’un projet commun d’accueil pour l’enfant. Ici être parent, c’est faire advenir la parentalité.

[10] J’ai dit ailleurs ce que j’en pensais ! Il est utile de rappeler avec Donald A. Schön que la professionnalisation – ou l’expertise – relève d’une prise de pouvoir sur le social : « leur prétention à un savoir hors du commun » – je renvoie le lecteur à la conclusion sans concession de l’auteur (in Le praticien réflexif, Montréal, Éditions Logiques, 1994, p. 399).

[11] Sédrati-Dinet C., « Accueil de la petite enfance, vers une déréglementation tous azimuts ? » in ASH nº 2703, 1er avril 2011, p.32-35.

[12] La dérégulation libérale c’est l’abaissement des normes légales pour permettre une plus grande rentabilité financière des services. Cette politique néo-libérale a commencé dans les années 80 en Amérique et en Angleterre.

[13] Prestation de service unique qui permet le financement des modes d’accueil dans un calcul strictement lié à la présence horaire de l’enfant.

[14] À l’heure des prochaines intentions gouvernementales de « crèche dans les gares », qu’on parle clairement : la crèche ne redeviendrait-elle pas une « consigne » ? Rappelez-vous l’excellent livre d’Hélène Larrive au titre toujours choc La crèche, des enfants à la consigne ?, Paris, Seuil, 1977.

[15] Même si le droit « opposable » à la garde est aujourd’hui passé aux oubliettes de la communication gouvernementale.

[16] Jusqu’à des conseils de crèche de canton comme dans le département du Val-de-Marne... 

[17] Berche T., Anthropologie et santé publique en pays dogon, Paris, APAD-Karthala, 1998.

[18] Une version plus complète de cet article sera mise en ligne prochainement sur le site www.afresc.org

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