La santé communautaire : des soins à la Santé ? Didier FAVRE - Université d’Evry - 19 juin 2013

Intervention de Didier FAVRE, psychosociologue. Vice-président de l’AFFUTS, association française pour le développement de la recherche en travail social, 75007 Paris. Psychosociologue, formateur-consultant à l’AFRESC, 75007 Paris et à KAIROS, 44200 Nantes.

Université ÉVRY Val d’ESSONNE : communication réalisée le 19 juin 2013 dans le cadre de la table ronde animée par Martine DUTOIT, journée “Santé-territoires” : pour le lancement du « Centre de recherche et de formation des métiers de la santé »,.

« La santé communautaire : des soins à la Santé ? »

Comment la santé communautaire peut-elle nous aider à penser et agir autrement dans le champ sanitaire, médico-social et social ?

Préambule : Je présente cette communication à un double titre : d’un côté celui de vice-président de l’association AFFUTS qui vise la promotion de la recherche en travail social et soutient la posture de praticien-chercheur ; et de l’autre, celle de formateur-consultant, psychosociologue, praticien-intervenant dans le champ de la santé communautaire et du développement social local à l’AFRESC (action formation recherche évaluation en santé communautaire).

J’interviens depuis une douzaine d’années dans le champ de la santé, du social et du médico-social en tant que formateur-consultant à l’AFRESC. C’est une association loi 1901 à but non-lucratif fondée en 1987 par le Dr Michel Bass, médecin de santé communautaire, socio-économiste de la santé (auteur du livre « Promouvoir la santé », l’Harmattan, 1994). C’est une petite équipe reliée à un réseau d’une vingtaine de personnes-ressources, acteurs du champ de la santé, du social et du développement local réunis autour de la promotion de la santé. La spécificité de notre approche en santé communautaire telle que développée par le Dr Bass, a été de relier promotion de la santé, méthodologies coopératives et anthropologie du Don Maussienne (cf. revue du M.A.U.S.S. mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales, animée par Alain Caillé et Jacques T. Godbout). C’est ce que je vais essayer de présenter dans cette contribution.

La santé communautaire, pourquoi ? Quel apport pour le champ de la santé ?

Santé et soin, une confusion constante … ou entretenue ?

Dans le champ il y a constamment confusion entre le soin et la santé, entre « administration des soins » et « production de la (bonne) santé ». L’un et l’autre recouvrent des activités et significations de nature totalement différentes et n’ayant pas le même référentiel : science médicale (Cure) d’un côté et notre existence commune de l’autre, là où le « prendre soin » apparaît comme l’un des fondement les plus essentiels de nos identités et de nos vies (Care). Les soins sont une réponse technique, experte, à une maladie ; l’état de bonne santé ne peut donc être réduit à un état intermédiaire entre deux maladies, sans dénaturer l’idée même d’une « vie bonne et en bonne santé ». Cette confusion est à la fois un enjeu « technique » et un enjeu « politique » (mais aussi social et culturel, idéologique et scientifique) tout entier dominé dans notre champ par l’approche médicale, biologique et individuelle.

La santé, et la bonne santé d’autant plus, sont pourtant un enjeu collectif et politique. Car la promotion de la santé est un axe transversal aux questions de développement, économique, social et environnemental, reliant santé publique et santé du public au sens large. Il s’agit de produire ensemble les conditions de cette bonne santé pour une « vie bonne ». La santé communautaire vise donc à sortir d’une conception individuelle de la santé et de la maladie telle qu’elles sont vues par les médecins, les travailleurs sociaux et médico-sociaux pour faire de la santé une question publique et politique, et faire en sorte que nous passions d’un enjeu individuel à un enjeu de société : dans quelles conditions à quelles conditions un vivre-ensemble en santé est-il possible ?

Il peut être intéressant de percevoir plus clairement que la notion de santé, telle qu’elle est le plus souvent ramenée comme absence de maladies – OMS, déclaration de 1948 – produit inévitablement des confusions dans les pratiques de soin, chez les soignants …et dans la population. C’est en effet ce que nous avons découvert dans l’une de nos enquêtes qualitatives de terrain. Pour interroger une population dans son rapport à la santé, nous avons rapproché dans notre analyse l’idée d’une « appétence à la santé » (désir de santé) et la consommation de médicaments. Dans l’esprit des gens et des professionnels nous est apparue une équivalence perverse : si prendre soin de sa santé c’est prendre des médicaments, alors consommer du soin et des médicaments c’est être en bonne santé ! Le système de santé étant essentiellement construit autour du curatif, il devient logique pour les gens d’associer « être en bonne santé / se soigner » ; et dès lors « consommer du soin devient l’indicateur d’un bon appétit à la santé ». Ce qui peut éclairer paradoxalement le déficit de la sécurité sociale : en surconsommant des soins et des médicaments les gens visent le projet de la meilleure santé possible telle que la médecine le promet : « obtenir la santé c’est guérir le malade ». Car la médecine fait de la santé une question individuelle et essentiellement prescriptive ; recouvrir la santé c’est suivre les indications du médecin ou des soignants autour d’une double logique : le malade est acteur de sa santé et seule vaut une santé définie du point de vue expert et des normes sanitaires. La santé reste un bien privé (un « capital ») et l’enjeu politique public doit rester déterminé par les conceptions scientifiques de la médecine.

Que peut apporter la santé communautaire à la question de la santé ? En quoi cette approche peut-elle nous aider à reconfigurer le paysage entre le sanitaire et la santé ?

La santé du point de vue de la santé communautaire1 est la « capacité à pouvoir agir sur sa propre santé » et conserver la possibilité de « construire un projet de santé » pour soi et ses proches. La santé communautaire est une des approches de la promotion de la santé. Celle-ci telle que définie par la Charte d’Ottawa de l’OMS2, nous sert de cadre de référence. Elle vise la démocratie sanitaire au-delà de l’offre de service de santé ou des politiques publiques de santé. Elle inscrit le projet de santé des usagers au cœur de l’intervention professionnelle et institutionnelle et oblige à repenser la médecine et les pratiques d’intervention en leur donnant une perspective politique – c’est-à-dire, pour nous, une visée clairement « coopérative » à égalité entre soignants et soignés autour d’un projet de soin et de santé, individuel ou collectif.

La santé communautaire est de fait une philosophie de l’action et l’une des méthodologies d’action pour la promotion de la santé. Mais en ce qu’elle oblige le champ de la santé à prendre en compte la société et les enjeux propres à toute intervention collective dans le social (la communauté), elle conduit selon nous à devoir disposer d’une théorie du lien social : ce qui explique notre inscription dans l’anthropologie du Don3 afin de saisir au mieux les enjeux symboliques, (santé/sanitaire, relationnels, professionnels) sous-tendus par des questions de réciprocité (relations de dons et de dettes) en tant que vecteur de reconnaissance sociale et d’identité.

Comment définir la santé4 ?

En reprenant le préambule de la Charte d’Ottawa de « promotion de la santé », on peut définir la « santé » comme une compétence interactive (en tant que conséquence d’un ensemble d’actions) entre un individu et son environnement ; la santé se définissant comme « la mesure dans laquelle un groupe ou un individu peut d’une part, réaliser ses ambitions et satisfaire ses besoins et, d’autre part, évoluer avec le milieu ou s’adapter à celui-ci ». Plus précisément « la santé est donc perçue comme une ressource de la vie quotidienne ».

Cependant, il faut relever que cette ressource doit pouvoir être mobilisable pour être utile. Or dans le cadre d’une autre de nos études, une enquête population par questionnaires, nous avons pu croiser deux items, la durée de présence des gens sur la ville concernée et la possibilité pour eux, de leur point de vue, d’obtenir une réponse satisfaisante à des questions de santé, d’information ou de soins. Il est apparu que la durée au-delà de 5 années était le moment où les habitants trouvaient des réponses adaptées à leurs besoins et demandes. Ce qui questionne en termes de santé justement ce qui peut advenir pour une société qui met en avant la mobilité professionnelle comme qualité première de ses travailleurs !

Selon la Charte d’Ottawa, promouvoir la santé c’est en premier lieu avoir du pouvoir sur sa propre santé et sur ses conditions de vie. Dès le préambule ce point fondamental est exposé : « la promotion de la santé est le processus qui confère aux populations les moyens d’assurer un plus grand contrôle sur leur propre santé, et d’améliorer celle-ci. ». Le verbe « conférer », faire-avec, est un point clé de la démarche en promotion de la santé. Il y est donc bien question de la santé comme d’un pouvoir d’agir.

Cette vision de la santé s’oppose à l’approche normative et prescriptive de la médecine et du monde soignant : ce n’est pas le malade ni la maladie qui sont au cœur des interventions de soin ou de santé mais bien un projet de santé porté par un sujet ou un collectif dans son environnement. La santé est donc une question sociale et politique tout autant que sanitaire. Thierry Berche5 le déclarait sans détour dès les années 80 : la médecine, en ayant fait de la santé et de la maladie une question privée et individuelle avait réussi à « privatiser la négociation sociale ». La santé communautaire vise à restaurer les conditions de cette négociation sociale. Il s’agit d’inscrire un projet de santé au cœur des actions collectives et individuelles, dans une relation à égalité entre soignants et population dans une attention aux processus de réciprocité entre donneurs (don de temps, de soins, d’écoute, etc.) et donataires-receveurs (les bénéficiaires) : à savoir les gens eux-mêmes. Ce qui nous permet au regard de la dynamique collective sous-tendue, de relever les liens indissociables entre processus de recherche-action, développement social local endogène et méthodologies de santé communautaire.

La santé, la question des déterminants :

Pour aller plus loin dans la santé comme concept positif, il est nécessaire de relever ce qui « détermine la bonne santé », c’est à dire les facteurs qui contribuent à la santé individuelle, collective et publique. Ces premiers déterminants6 (« facteurs qui influencent la santé de l’homme ») sont les conditions de vie, économiques, sociales, culturelles, géographiques, environnementales ainsi que l’a montré Thomas Mac Keown7 dans ses travaux de recherche dans les années 70/80 : « Les facteurs qui ont présidé à la baisse de la mortalité et donc à l’amélioration de la santé ont été de nature environnementale, comportementale, thérapeutique » (T.Mc Keown, p.165). Il a démontré que l’amélioration – continue depuis les années 1700 – des conditions de vie et de la longévité est attribuable :
- comme premier facteur à l’amélioration de l’alimentation et des comportements pour plus de 60%,
- l’hygiène pour 20%,
- et le système de soin et de médicaments apportant la part restante : 10 à 20%. Dans les années 90, le Haut Comité de la Santé Publique (HCSP) a confirmé cette quantification en évaluant la part relevant du système de soins et des médicaments dans l’amélioration des conditions de vie à seulement 10%. La bonne santé est donc à 90% le résultat de nos conditions de vie.

Or, faut-il le rappeler, les dépenses de santé en France sont inversement proportionnelles du fait de notre logique curative, hospitalo-techno-centrée. 90% des fonds publics vont au système de soins. Ce qui revient à dire qu’inversement 1€ euro investi dans les conditions de vie (transports, logements, environnement, alimentation, hygiène, etc) c’est à dire essentiellement dans la perspective de la « prévention » rapporterait 10€ en termes de santé publique ! (c’est une prévention non centrée sur les maladies ou les problèmes « sanitaires ; ce que Michel Bass a identifié le temps d’avant la prévention primaire, en amont de la « maladie-problème » : l’amont de l’amont en quelque sorte).

Il faut remarquer qu’aujourd’hui et depuis 2008, l’OMS classe ces mêmes déterminants pourtant fondamentaux que sont l’emploi, le logement, etc., comme de simples déterminants intermédiaires ou secondaires au regard des « déterminants structurels de la santé » (OMS, 2008) que sont, entres autres, la puissance, l’estime de soi … et la gouvernance. Or puissance, estime de soi et gouvernance concourent bien à renforcer une approche politique des enjeux de santé, que celle-ci soit envisagée comme individuelle, collective ou publique.

Mais comment bien traduire l’idée de « gouvernance » ici sinon en le rattachant aux notions de coopération, participation ou de « pouvoir d’agir » ? Cette gouvernance doit s’entendre de notre point de vue, non comme « donner » du pouvoir ou « renforcer » un pouvoir d’agir (« empowerment ») mais bien comme la capacité à créer les conditions pour agir collectivement sur son propre environnement, son cadre de vie et donc sur l’ensemble des déterminants intermédiaires de la santé. C’est aller vers une véritable démocratie participative où la santé publique constituerait un axe politique transversal des politiques publiques. On en perçoit l’urgence dans les enjeux économiques, sociaux, écologiques et sanitaires qui s’annoncent.

Coopération : quelles conditions pour la participation8 dans la santé communautaire ?

Mais qu’en est-il de cette « participation » ? La préoccupation d’une participation des gens pour les institutions est en fait un recours, un moyen et non une fin comme on pourrait légitimement s’y attendre : il ne s’agit pas d’une visée démocratique mais bien d’une solution technocratique… voire bureaucratique (i.e. conseil d’usagers du RSA). En effet Jacques Godbout9 nous a montré combien cette préoccupation (cet engouement même) des institutions et des professionnels pour la « participation » des gens est en fait un moyen de chercher à réduire la distance instituée par les services dans leur constitution propre d’une organisation « au service de » … qui ne remette jamais en cause les conditions et le sens de cette distance : à savoir la rupture entre producteur de service et bénéficiaire du dit service. Il nous semble que la coopération est un principe plus fort pour les acteurs collectifs parce qu’elle engage un partage de l’expertise ET de la décision. Car co-opérer c’est conduire ensemble.

Les démarches coopératives, dont la santé communautaire comme méthodologie de promotion de la santé, visent à établir les conditions de cette modalité particulière de participation qu’est la coopération et à promouvoir des modes de définitions collectives des problèmes pour construire ensemble des propositions d’actions visant à transformer l’agir en vue de produire autrement la santé avec les populations et les multiples acteurs (santé-sociaux), et services, institutions et partenaires d’un territoire.

Didier FAVRE, AFRESC www.afresc.org 19 juin 2013

Bibliographie.

BASS Michel, Promouvoir la santé, l’Harmattan, 1994. BASS Michel, La revue du soignante en santé publique, n°27, sept-oct. 2008, La santé communautaire aujourd’hui,. BASS Michel,, site Afresc.org, 1999, Développement social local et actions collectives : le champ de l’approche communautaire de la santé – Communication au colloque du CG. 92, décembre 1999. BASS Michel, site Afresc.org, 2002, Les grandes caractéristiques et la structure d’un projet public, Conférence pour le rectorat de Bordeaux, 2002. BASS Michel, TLM N° 47, avril-juin 2002, Vos réseaux m’intéressent. BASS Michel, Gazette de l’ACEPP, novembre 2001, De la pratique en réseau. LAVILLE JL & AD CATTANI, dir., collectif, Dictionnaire de l’autre économie ; Actuel n°123, Folio 2006. BERCHE Thierry, Anthropologie et santé publique en pays Dogon, APAD Karthala, 1998. FAVRE Didier, site Afresc.org, 2013, « Quel sens donner à la participation ? Quels possibles, quels enjeux ? ». Communication au Conseil Supérieur du Travail Social, journée de valorisation des travaux du CSTS, vendredi 28 juin 2013 : « L’actualité du travail social ». Table ronde organisée par la « sous-commission Veille » animée par Vincent Meyer : Participation des usagers : discours et usages en 2013. FAVRE Didier, site Afresc.org, 2005, Coopération entre professionnel et non professionnel dans le champ médico-social : quels enjeux ? Participer ce serait faire en sorte que les personnes profitent au mieux des services offerts et qu’ils s’approprient les actions montées pour eux ? KEOWN Thomas Mac, Médecine et société, les années 80, Ed°. Saint Martin (Montréal), 1986. GODBOUT Jacques T., Le don, la dette et l’identité, La découverte, 2001. GODBOUT Jacques T., CAILLÉ Alain, L’esprit du don, La Découverte, 2000. MOQUET Marie-José, La santé de l’Homme, n°397, septembre-octobre 2008, Inégalités sociales de santé : des déterminants multiples. La Revue du M.A.U.S.S. (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales), site : http://www.revuedumauss.com/

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