Evaluation des besoins de l’enfant ou évaluation de ses problèmes : Passer d’une démarche technobureaucratique d’expert à un système de coopération équitable. Dr. Michel BASS pour l’ENACT D’ANGERS

EVALUATION DES BESOINS DE L’ENFANT OU EVALUATION DES SES PROBLEMES : PASSER D’UNE DEMARCHE TECHNOBUREAUCRATIQUE D’EXPERT

A UN SYSTEME DE COOPERATION EQUITABLE

 Dr. Michel BASS pour l’ENACT D’ANGERS

Le rôle du cadre dans l’évaluation des situations préoccupantes

Mardi 28 septembre 2010

 

Encadrer des équipes qui évaluent des situations de risque dans l’aide sociale à l’enfance pose de réelles difficultés. Ces difficultés proviennent d’un certain nombre de prémisses idéologiques, méthodologiques et pratiques qu’il est exceptionnel d’expliciter dans les institutions.

 

Première prémisse : dans la démarche d’évaluation des besoins que l’on rencontre dans les institutions de l’enfance, la question qui reste au centre des préoccupations est celle des problèmes rencontrés par l’enfant dans et par sa famille.

Cette démarche vise à expliquer les problèmes en en recherchant les causes « dans l’enfant ou dans la famille ». Il y a donc un « modèle thérapeutique » sous-jacent (éducatif ou à défaut psychiatrique, les 2 étant souvent habilement mélangés) à cette conception de la causalité, et de la nature des problèmes. Ce modèle tend à transformer, changer les individus et les familles, parfois de force. Ainsi le problème peut disparaître

En ce sens, c’est une copie du modèle et de l’épistémologie médicale dans laquelle le souci principal (étiologique) est de rendre visible la cause du mal dans le corps du malade[1]. On sait bien que le modèle médical présente de sérieuses insuffisances : cette démarche de « résolution de problème » (la médecine) n’est à l’origine, au mieux, que de 15% de l’amélioration de la santé (source : haut comité de la santé publique).

Il serait bon que l’on prenne conscience qu’il en est au moins de même dans la protection de l’enfance.

 

Deuxième prémisse : ne pensant qu’en terme de résolution de problème des gens, on oublie de construire une réponse adaptée aux besoins des gens. Ou encore, les besoins des gens sont déduits des analyses problématiques menées par les seuls professionnels dans leur cadre épistémologique ininterrogeable.

« Le fonctionnement des institutions, et les démarches et méthodologies des professionnels ont du mal à observer, écouter et entendre la dimension des besoins des gens. Pour la bonne raison qu’une écoute fine, présupposant réciprocité et confrontation entre les points de vue, aboutirait à des remises en question des pratiques professionnelles, des adaptations des ces pratiques, bref une souplesse qui, dans la plupart des cas, n’existe pas vraiment aujourd’hui. […]l’offre est ainsi trop souvent construite sur l’analyse de ce que les professionnels imaginent des besoins des gens.

Cela correspond malheureusement au rêve des professionnels de santé publique : « que les besoins qu’ils identifient deviennent des demandes [2] ».[3]

 

1- On entend partout dire qu’il faut « mettre les gens au centre » [de nos préoccupations, de nos dispositifs]

Ce faisant, les gens sont pris dans les mailles d’un filet : que de bonnes fées se penchent sur le berceau ! Chacun fait preuve d’assaut de générosité, en observant de manière experte et en constatant les situations et les problèmes des enfants. Et d’ailleurs, on améliore les pratiques : les acteurs sociaux apprennent à se concerter, se transmettre de l’information, faire du réseau. Non seulement chaque professionnel observe, analyse, intervient dans la vie des enfants et des familles, mais le filet se tisse tout autour des gens dès l’instant où ce qui circule de manière organisée entre professionnels, institutions, services c’est la volonté (ou la jouissance ?) de résoudre les problèmes des gens.

Cette démarche, technobureaucratique (on invente sans cesse des méthodes, des outils, des procédures) fait que les termes des problématiques échappent aux intéressés, et que « les professionnels restent seuls entre eux à discuter des problèmes des gens  »[4]. Sans vraiment évaluer ce que cela donne réellement, comme pour le système de santé. Et cela entraîne des modes de management nocifs.

 

 

2- Comment avancer : se décentrer des problèmes à résoudre pour construire un projet viable avec les intéressés ?

Il s’agit là de ne pas perdre de vue que le premier acteur de la résolution de problème est la personne elle-même et sa famille.

Comment imaginer sa place d’acteur, autrement qu’une personne que les professionnels écoutent ? En cherchant à l’associer à l’analyse des problèmes, et en mettant au centre de nos méthodologies la construction coopérative d’un projet avec eux.

La démarche de construction de projet, dans une approche de la réciprocité Maussienne[5], permet de motiver et d’impliquer les gens. La reconnaissance de ce qu’ils sont capables d’apporter dans l’analyse, la place qu’ils peuvent avoir dans le réseau d’experts les font passer d’une situation unilatérale de « receveurs nets » à une situation où ils peuvent donner à leur tour. Si tant est qu’un cycle du don perturbé dans les relations entre professionnels et usagers constitue ou renforce les mécanismes d’aliénation (de « a » privatif et liens). Une fois la relation aliénée, les gens sont de fait exclus des processus qui les concernent, ce que ne manquent pas de regretter les professionnels en parlant d’abandon ou de démission.

Bien sûr, clament les professionnels et les cadres : nous faisons déjà cela. Nous les écoutons et tenons compte de ce que les gens vivent et disent.

Et c’est bien le problème : il ne s’agit pas tant de tenir compte afin de prendre en charge que de prendre en compte afin de coopérer.

C’est méthodologiquement, théoriquement et éthiquement ce passage de la technobureaucratie à un système de coopération équitable qui peut permettre de transformer en profondeur les problématiques sociales ou médico-sociales.

 

Troisième prémisse et conclusion : la coopération équitable, si elle est un but et un soubassement méthodologique primordial, n’est pas non plus une panacée.

 

-  Attention cependant : la démarche de coopération est exigeante, demande du temps, impose des changements profonds des pratiques professionnelles et plus encore des managements des institutions. C’est dire si le risque est grand de très vite constater, devant les difficultés de la tâche, que les dangers « objectifs » sont là et qu’il est de notre devoir d’intervenir.

-  Aucune prise en charge ne devrait intervenir sans avoir réellement travaillé les démarches coopératives. L’évaluation des problèmes et des situations est le premier temps des démarches coopératives. La coopération en vue d’un projet la résultante des démarches.

-  Malheureusement, la culture sécuritaire envahit l’ASE et les institutions publiques et privées. An nom de la sécurité, on préfère dire et faire à la place des gens que de se donner les moyens d’un système équitable. Cette culture sécuritaire abrase la possibilité du projet.

-  Il existe des situations réelles de danger immédiat. Ce sont ces situations pour lesquelles une action experte et immédiate doit être envisagée. Mais une fois l’action de protection effectuée, il convient de mettre immédiatement en place les processus de coopération. D’autre part, ces situations ne doivent pas devenir l’arbre qui cache la forêt. On a eu trop tendance avec la question de la maltraitance, à se représenter les situations des familles au seul prisme du danger immédiat. Il convient donc de border de manière précise ces situations où les acteurs principaux devraient temporairement être écartés.

Passer d’un management technobureaucratique par procédure et expertise professionnelle à un système de coopération équitable interroge en profondeur la place et le rôle des encadrant.

Dans mon modèle de coopération équitable, à l’instar de ce qu’avait montré le Pr. Serge EBERSOLD, sociologue à l’université Marc Bloch de Strasbourg concernant l’intégration des enfants handicapés en milieu scolaire, il faut inventer, et c’est la condition de la réussite, des fonctions de coordinateur. Le cadre doit coordonner, si tant est que la coopération entre acteurs ayant des points de vue, des approches, des histoires et des places différentes imposent qu’une personne permette constamment de rétablir la réciprocité dans les constructions sociales collectives. Coordonner, contrairement à ce qui est écrit dans le dictionnaire, ne signifie pas « diriger les initiatives ou les actions de plusieurs personnes vers un but commun » mais bien plutôt créer les conditions d’une coopération des acteurs dans un projet, c’est-à-dire la faculté d’analyser les problèmes, de déterminer les buts et objectifs, d’aller chercher les moyens, et d’évaluer les résultats.

Il y a une grande différence de conception entre diriger et créer les conditions. Un bon chef d’orchestre ne dirige pas (bien que l’expression direction d’orchestre soit consacrée) mais fait comprendre aux musiciens comment jouer ensemble et dans quel but…

Le cadre comme incitateur, coordinateur, régulateur, méthodologiste, plutôt que comme garant des procédures institutionnelles, voilà un saut qualitatif du management que peu d’institutions sont prêtes à faire.

Il m’arrive de désespérer : la charte d’Ottawa de promotion de la santé stipulait clairement les principes de la participation et de la coopération des gens comme prioritaires pour la santé. Elle date de 1986. Et nous en sommes encore, 24 ans plus tard, à découvrir que coopération et participation sont indispensables à nos politiques sociales et à nos méthodes.

Les principes à la mode de management dans les collectivités territoriales ne vont malheureusement pas dans ce sens. Plus : les dirigeants comme les politiques considèrent que faire autrement, ce n’est pas du management[6].

 



[1] C’est Michel FOUCAULT, dans naissance de la clinique qui a parlé de « correspondance anatomo-clinique » pour définir l’épistémologie médicale.

[2] T.BERCHE, anthropologie et santé publique en pays Dogon, APAD KARTHALA 1998,  p. 84.

[3] Extrait de Michel BASS : observer et analyser les besoins de santé dans un territoire, guide pratique à l’usage des puéricultrices, Masson, 2001

[4] T.BERCHE, op.cit p.86

[5] Voir à ce sujet les nombreux textes écrits par les membres de l’AFRESC dont nombre sont disponibles sur www.afresc.org

[6] Cf. mon article le management peut-il être motivant publié sur le site. Il développe la question de l’autorité et de la coopération. Il est à noter que l’accueil fait à mes principes de management coopératif dans le monde industriel a été bien meilleur que dans le monde de la fonction publique, qui en est encore à imaginer un management purement techno-bureaucratique. Mon expérience au Conseil Général de la Drôme peut être considérée comme « princeps » : les collectivités publiques qui ne se sortiront pas des principes bureaucratiques, autoritaires et assignés d’une mission presque religieuse finiront par disparaître. Cela semble bien devoir être le cas des Conseils Généraux qui « gèrent » des budgets à coups de procédures et de contrôles.

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