La santé qu’il fait. Michel BASS. Novembre 2013.

La santé qu’il fait Novembre 2013 Michel BASS

De la cancérologie ou de l’oncologie : la médecine des apparences, des non dits et des mensonges

A la radio, dans ma voiture en revenant du travail : des « oncologues » parlent de l’incroyable avancée de leur spécialité. A la question du journaliste qui leur demande si cela est la même chose oncologue et cancérologue, l’un des médecins répond que cela n’a aucune espèce d’importance de s’appeler oncologue plutôt que cancérologue. Comme le rappelle l’interlocuteur : « quelle importance, les 2 ont une racine grecque… » ! Cela n’est que partiellement exact d’ailleurs puisque cancer a une étymologie latine (crabe…), mais que l’adjonction du suffixe « logie » est emprunté au grec « logos », la connaissance, le discours structuré. Oncologie est plus décidément grec puisque « oncos » signifie tumeur.

Ce petit événement radiophonique m’interroge : les oncologues seraient des cancérologues qui s’attaquent à toutes les tumeurs même non cancéreuses ? Les cancers pourraient maintenant n’être que des tumeurs ? Des « Tu Meurs » sans vouloir le dire clairement ? Non, décidément, la distinction est évidemment autre et a une grande portée symbolique : tout le monde connaît le mot cancer et le reconnaît dans le mot cancérologue. Mais qui reconnaît le mot tumeur dans oncologue ? Se faire soigner par un oncologue est ainsi plus rassurant, on a moins l’impression d’avoir un cancer. Mais peut-on alors affirmer, comme ces médecins le faisaient au micro, que le cancer n’est plus ni caché ni honteux quand leur dénomination elle-même prouve le contraire ? Pour eux, il n’y aurait plus aucune raison d’avoir peur du cancer parce qu’on soigne de mieux en mieux les tumeurs disent-ils, tout en prenant soin de parler du caractère polymorphe des cancers, c’est-à-dire du fait que ce ne sont que quelques cancers qui se « soignent bien : les cancers du sein, du colon ou de la prostate, « dont on meure moins ». Si je n’avais pas été au volant de ma voiture j’aurais pris – bien inutilement d’ailleurs – mon téléphone pour prendre la parole dans l’émission censée être une émission où on peut poser des questions. Mais enfin, qu’est-ce qui donne une telle suffisance aux cancérologues, me suis-je dit. Le nombre de décès par cancer de la prostate est le même qu’il y a 30 ans. On en opère beaucoup plus (3 fois, 10 fois ?) sans que cela ne change rien au bout du compte. Mais évidemment, le nombre de décès relativement au nombre de prostates opérées a diminué dans la proportion de l’augmentation du nombre de prostates cancéreuses diagnostiquées et opérées. C’est la magie des fractions. On pourrait en dire autant des tumeurs du sein, qu’on nomme cancers dans le cadre du dépistage organisé, et que l’on opère, sans savoir vraiment si ce sont des cancers évolutifs ou de simples amas de cellules tumorales que de toutes façons on risque de trouver pour peu que l’on cherche bien. Sauf à considérer qu’un amas de cellules tumorales équivaut à un cancer, ce qu’on ignore absolument, mais qui semblerait s’infirmer au fur et à mesure que progressent les connaissances. Cette distinction n’est pas que sémantique, elle se retrouve dans la manière dont ces médecins se font appeler … oncologue. Parce que toute tumeur est un cancer ? Ou oncologue parce que tout n’est pas cancer et qu’il serait bon de soigner autrement ? « Primum non nocere » (d’abord ne pas nuire) nous enseigne-t-on à la faculté de médecine. Y sommes-nous vraiment ?

Non nous n’y sommes pas, mais les journalistes, dont ce devrait être la fonction, ne font pas grand-chose pour informer sérieusement le public (c’est-à-dire sans être la proie de la manipulation des lobbies)

En arrivant chez moi, je trouve le « nouvel observateur » dans ma boite aux lettres. En couverture cette semaine : « Palmarès national hôpitaux cliniques »1. Je me précipite pour savoir si, dans ma région, je vais être bien soigné. Pas de chance, très peu d’hôpital ou de clinique de mon département ou des départements limitrophes n’y figurent. Dois-je déménager vers une grande métropole pour être sauvé ? Et puis je me mets en colère : dans un hebdomadaire « de gauche », on met sur le même plan, en couverture en plus, les hôpitaux et les cliniques ? Alors que la ministre actuelle, de leur bord, a déclaré qu’elle voulait revenir sur cette politique voulue par le gouvernement précédent de la « convergence tarifaire » entre public et privé. Scandale qui faisait des cliniques, qui n’ont aucun rôle de recherche, d’enseignement ou de service public, des établissements aussi bien rémunérés que les CHU… ? Mettre sur le même plan hôpitaux et cliniques suppose de pouvoir les comparer. Les éléments de comparaisons ne sont pas tous cités par l’article du grand hebdomadaire. Ceux qui apparaissent sont les suivants : Le nombre de malades traités : sous entendu que plus ce nombre est élevé et mieux l’hôpital est classé Le pourcentage de patients suivis en ambulatoire : plus ce nombre est élevé et mieux l’hôpital est classé. Comme ces cancérologues qui incluent systématiquement dans leurs réseaux « onco »2 tous les patients qu’ils voient en consultation. Ainsi le pourcentage de patients suivis atteint des proportions importantes (comme 90%). Mais que font réellement les patients ? Par qui et comment sont-ils suivis ? Et pourquoi le suivi n’est-il pas réalisé par le médecin traitant de proximité ? En fait le médecin traitant suit ses malades, mais le spécialiste le double et ne communique que peu avec le médecin traitant. Le pourcentage de séjour de moins de 3 jours. Cela veut dire que l’on est bien soigné si on peut (doit) rentrer chez soi au bout de 3 jours ou moins. Cela en dit long sur la confusion entre soin médico-techniques et soins visant le bien-être… La diversité : l’éventail des cas traités. Parce que certains services font le tri à l’entrée ? Le pourcentage de décès : cet indicateur conduit à refuser les personnes âgées qui font des décompensations cardiaques ou des AVC…j’en ai maintenant une expérience de plusieurs années Ce dernier indice est pondéré par la complexité : pourcentage de patients polypathologiques ou âgés ( !). La notoriété : mais chacun sait que l’hôpital le plus proche est critiqué par ses usagers potentiels qui préfèrent aller ailleurs Etc. Autrement dit, rien sur la qualité des soins, sur la qualité de la vie des malades traités, sur le devenir immédiat des malades à leur sortie d’hôpital, etc. Autrement dit RIEN. Rien sur ce qui pourrait faire une information sérieuse sur la manière humaine, politique et sociale dont la maladie, les malades sont considérés dans notre pays. Aucune dimension politique dans un hebdomadaire qui se veut un « hebdomadaire politique ».

Mais la réalité des discours politiques n’est pas meilleure que ce que racontent les journaux. Ni les politiques ni les journalistes ne font un effort pour informer sérieusement le public, lui donner les moyens de se situer.

L’extrait ci-dessous est bien représentatif des discours politiques sur la santé, de droite ou de gauche :

Christophe Najdovski, candidat EELV (Europe Ecologie-Les Verts) à la mairie de Paris, a présenté ses propositions en matière de santé. Il plaide pour un renforcement de l’offre de soins de proximité, avec le déploiement de centres ou maisons de santé en partie financés par l’agence régionale de santé3, de maisons médicales de garde (structures de consultation d’urgence en médecine générale ouvertes la nuit et le week-end) pour pallier l’engorgement des urgences hospitalières, et le développement du réseau de protection maternelle et infantile (PMI) et des centres de planning familial, liste Le Généraliste. Il propose également une aide à l’installation pour les médecins de secteur 1. Pourquoi pas ? Mais comment va-t-il faire avec les cancérologues ? Comment ces structures de proximité vont-elles travailler avec les centres hyper spécialisés ? Comment ces centres vont-ils accepter d’analyser l’ensemble de la chaîne de prise en charge des leurs patients, en prenant en considération le fait que 3 jours de techniques de pointe ne constituent pas l’histoire de la vie de malade ?

Malheureusement, la politique de santé est tout autre, et la cohérence des dispositifs ne laisse pas de m’interroger, ainsi qu’on peut le constater dans l’extrait suivant :

44 hôpitaux locaux ont été fermés en dix ans et 5.000 lits supprimés, s’alarment dans un communiqué l’Association nationale des centres hospitaliers locaux (ANCHL) et l’Association des généralistes des hôpitaux locaux (AGHL). Et le mouvement se poursuit, avec des "fermetures de services entiers tant dans en médecine qu’en soins de suite et de réadaptation" ces derniers mois, justifiées selon les pouvoirs publics par des "performances trop faibles" ou des "durées moyennes de séjour trop longues", relève Le Généraliste. Aussi, les associations demandent au gouvernement "un moratoire sur la fermeture de ces lits" et "un plan de développement en faveur de leurs établissements". Elles tiendront leur colloque national le 22 novembre à Bagnolet (Seine-Saint-Denis).

Depuis 18 mois que notre nouvelle ministre est à son poste, l’offre de proximité a continué à être malmenée. Les réseaux de santé, pourtant minuscules structures rendant de fiers services de proximité, ont vu leurs crédits sévèrement amputés. Dans la politique de santé actuelle, les seules créations de ressources locales en santé sont les maisons pluridisciplinaires de santé qui ne reposent ni sur un projet réel de santé, ni sur un réseau de proximité de services souvent indispensables à la médecine moderne. La quasi intégralité des ressources nouvelles est engloutie par les nouvelles technologies4.

En repensant à la question de la « performance » des hôpitaux telle qu’imaginée par la presse et les discours politiques (la ministre a lancé une réflexion pour une « stratégie nationale de santé »), je repense à une étude de cas que nous avons traitée dans notre projet AFRESC avec le Pays Yon et Vie (La Roche-sur-Yon en Vendée) : il s’agissait d’une femme de 85 ans, obèse, qui était allée aux urgences pour une fracture de la cheville (on est loin des cas traités en oncologie). Une fois plâtrée, elle a été renvoyée chez elle (bonne performance : elle n’est restée que 8 heures à l’hôpital, temps suffisant pour « résoudre » son problème). Or il se trouve que cette femme habite à l’étage, et qu’elle a des escaliers à monter pour rentrer chez elle. Mais la femme a été renvoyée chez elle… Peut-on considérer qu’elle a été bien soignée ? Car en effet, rentrer chez elle supposait qu’elle s’organise pour avoir de l’aide (pour sa toilette, ses courses, ses repas, aller chercher ses médicaments à la pharmacie, revenir à l’hôpital pour le contrôle, etc.). Autrement dit c’est à la personne malade que revient la responsabilité d’organiser ses soins puisqu’il n’y avait pas de réponse hospitalière. Et il pouvait y avoir, en l’occurrence, une question de vie ou de mort pour elle. Il n’est que de se souvenir de la canicule de 2003 pour s’en convaincre. Mais alors, si elle était décédée quelques jours après son retour à domicile, cela aurait-il été compté dans les statistiques de mortalité du service ? Bien sûr que non : le soin s’arrête à la porte de l’hôpital, sauf quelques cas d’HAD et encore.

C’est pourquoi une stratégie nationale de santé qui ne prendrait pas en compte l’intégralité de la chaîne, du temps et des contraintes du soin ne ferait que renforcer cette médecine qui croit soigner quand elle ne cherche qu’à résoudre les problèmes qu’elle est seule à évaluer ainsi (en médecine problème de santé équivaut à maladie, et soin équivaut à traitement de la maladie). Les soins dont les gens peuvent avoir besoin ne se résument pas à des soins médicaux. L’organisation de la réponse aux besoins ne peut se faire que dans la proximité immédiate de la vie des gens, c’est-à-dire en général loin de l’hôpital. En effet, de quoi a manqué cette femme ? D’une organisation concrète et locale de soins en réponse à ses besoins spécifiques, temporaires et urgents. Et ce n’est pas un médecin généraliste seul (et même en maison pluridisciplinaire de santé) qui peut faire ce travail, qui est un travail en soi.

Mais ce n’est plus (ou ce n’a jamais été) ce que l’on demande aux hôpitaux, depuis les discours sur la rationalisation des choix budgétaires (années 70) jusqu’au paiement à l’activité (T2A). Ce qu’on demande aux hôpitaux, et plus généralement au système de santé, ce n’est pas de répondre aux besoins des gens, mais d’améliorer leur efficience (d’où les discours médiatiques sur les soi-disant performances des hôpitaux et des cliniques), de résoudre les problèmes. C’est pourquoi j’introduis cette distinction conceptuelle essentielle entre « résoudre des problèmes » et « répondre aux besoins », distinction qui fera l’objet d’une bonne partie de l’enseignement de l’approche communautaire de la santé.

Approfondissons cette distinction avec cet exemple de discours sur l’efficience

La T2A (tarification à l’activité) a amélioré globalement l’"efficience" des soins et permis une importante diminution de la durée de séjour dans les établissements de santé de court séjour5, estime le Dr Sophie Baron du département de l’information médicale de l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), citée par Le Quotidien du Médecin. "Plus une discipline est technique, plus elle se prête [à ce] financement. Il s’agit d’un financement plus adapté aux services de chirurgie ayant une large activité programmée qu’aux services de médecine (...)", poursuit-elle. La spécificité des interventions réalisées en urgence est désormais prise en compte dans la rémunération, tandis que la qualité des soins doit encore l’être

D’une certaine façon le discours de l’efficience, qui nous vient du management, considère « l’output » du système de santé6 comme si prodiguer des soins pouvait être assimilé à vendre des savonnettes : le plus de produit fini en le moins de temps possible… Pour cela il s’agit de multiplier les actes rémunérateurs (c’est la notion perverse de productivité) et d’externaliser les actes non rémunérateurs (c’est-à-dire renvoyer la prise en charge et l’organisation des services peu productifs à d’autres structures qui devront se débrouiller avec des moyens beaucoup plus faibles7). C’est pourquoi la durée de séjour doit diminuer (cela devient un objectif et un indicateur de performance) et pour cela il faut « à tout prix8 » résoudre les problèmes plus vite. Pour pouvoir inciter les acteurs à résoudre les problèmes plus vite (c’est-à-dire « mieux » en langage managérial), les politiques de santé ont construit un système où les soins de base, la prise en considération des situations de vie des gens, ne rapportent financièrement rien du tout. En service de médecine le paiement de l’activité diminue sensiblement au bout de 3 semaines d’hospitalisation pour finir par ne plus rien rapporter du tout (c’est l’objet du PMSI que de gérer ces durées et les actes). En vrais managers convaincus, les directeurs d’hôpital font pression sur les médecins pour faire sortir les gens des services et « faire tourner les lits ».Une fracture de cheville qui handicape quelqu’un pendant 2 ou 3 mois ne relève donc surtout pas de ce discours de santé. En reprenant le cas exposé plus haut, cette femme qui s’est cassé la cheville est considérée comme ayant reçu les meilleurs soins : on a fait sa radiographie, puis on lui a mis son plâtre. Et on lui a demandé de rentrer à son domicile. Et on considère avoir été efficient. Peu importe les coûts sociaux, psychologiques et financiers entièrement à la charge du malade… Quand il s’agit de personnes âgées, on développe des trésors d’ingéniosité pour essayer de les faire sortir de l’hôpital le plus vite possible. Comme on se rend compte de la quasi impossibilité pour la plupart de rentrer rapidement à leur domicile après un problème de santé on développe toute une pratique conduisant à faire des dossiers d’EHPAD tous azimuts pour avoir une solution la plus rapide possible, ce qui devient une vraie ingénierie sociale… Il ne s’agit pas d’organiser le retour à domicile, mais de trouver le plus rapidement possible un hébergement. Même la dimension psychosociale de la prise en charge est évacuée au profit d’une recherche de la performance. Cette femme de 86 ans qui s’est cassé la cheville a fini (ou sa fille a fini) par trouver un hébergement temporaire à 2900 € par mois à ses frais (la Vendée n’est pas un département riche ; en région parisienne vous pouvez multiplier ce coût par deux) qu’elle a refusé jusqu’à ce que le CLIC lui trouve par miracle une solution moins coûteuse.

« Grâce » à cela

Les dépenses de santé ont ralenti dans les pays de l’OCDE en raison de la crise, selon un rapport publié jeudi par l’organisation. En moyenne, les dépenses de santé de la zone économique "n’ont progressé que de 0,2% entre 2009 et 2011". Elles ont reculé dans 11 des 34 pays membres, et notamment dans les pays les plus touchés par des coupes budgétaires comme la Grèce ou l’Irlande où les baisses respectives sont de 11,1% et 6,6% entre 2009 et 2011. L’augmentation des dépenses de santé a également nettement ralenti dans d’autres pays tels que le Canada (+0,8%) et les États-Unis (+1,3%). Seuls Israël et le Japon ont enregistré une accélération de leurs budgets depuis 2009. Globalement, les dépenses de santé représentaient en 2011 en moyenne 9,3% du produit intérieur brut (PIB) des membres de l’OCDE, contre 9,4% en 2010. En France, ce taux atteint 11,6% du PIB en 2011, soit le niveau le plus élevé parmi les pays de l’OCDE après les Etats-Unis (17,7%) et les Pays-Bas (11,9%).

En France les dépenses de santé sont énormes : 240 MILLIARDS d’€ par an, soit 3700 € par personne et par an (3 fois les budgets de l’éducation et de l’armée réunis). Est-ce bien raisonnable ? Utile ? Surtout quand on considère l’exemple des personnes âgées pour qui les soins sont largement à leur charge…

Tous ces soins techniques, tous ces examens qui encombrent littéralement les services, les urgences, les cabinets contribuent-ils tant que cela à l’amélioration de la santé ? Ne sont-ils pas en partie le résultat d’une incohérence de l’organisation de la santé de proximité, du manque crucial de coordination des ressources au niveau local, du manque crucial de réflexion sur les besoins de soin nécessaire à la santé (la prévention, l’environnement, les conditions de vie) ?

Mais est-ce de cela qu’il s’agit quand on parle de qualité des soins ? Là encore, différents discours coexistent : la sécurité sociale finance maintenant une partie des revenus des médecins par une prime de performance (Paiement à la Performance). Grâce à cela, la médecine est censée gagner en efficacité pour un coût moindre (ou pas supérieur), efficacité mesurée sur des indicateurs de santé publique : espérance de vie, morbidité, mortalité. C’est comme cela que l’on retrouve des personnes de 95 ans qui prennent des médicaments anti cholestérols, des traitements diabétiques lourds, et des anticoagulants. Car la prime est subordonnée, par exemple, à la prescription de statine chez les diabétiques même s’ils n’ont plus que 1,20 g/l de cholestérol et s’ils ont largement dépassé les âges de calcul des risques. On ne demande pas au médecin de savoir comment vivent réellement les gens, comment ils souhaitent vivre (ou ne pas vivre, en tout cas sans trop d’handicaps) avec leurs maladies, leurs incapacités et leurs pertes d’autonomie liées à la maladie ou au vieillissement et d’agir en conséquence. Il s’agit de prolonger médicalement la vie de personnes grabataires et désorientées, ou de personnes en phases terminales de cancers (objectifs d’espérance de vie plus que de qualité de la vie, même si l’un et l’autre sont en partie liés). Et surtout de ne rien faire d’autre, pour une personne qui ne peut plus monter ses escaliers, que de lui proposer un hébergement à sa charge (pour la plus grande partie). La question des soins, de la qualité, des besoins des gens, bref de leur santé mérite d’être examinée de près, d’explorer les pistes d’autres pratiques, à la fois plus proches des gens, plus adaptées à leurs besoins, avec une vraie dimension éthique, où les techniques seraient employées à bon escient, où les gens auraient leur mot à dire, et où on ne continuerait pas à se ruiner. Il est possible de dépenser moins, beaucoup moins, en améliorant la qualité. Mais il faut prendre d’autres chemins que le management technobureaucratique et la médecine technologique, et s’intéresser de près aux besoins des gens.

Il s’agit de changer de logiciel de compréhension de ce qu’est la santé et ce qu’on fait pour elle. L’extrait suivant est là pour montrer les défaillances de notre logiciel (quand quelque chose ne marche pas bien, la réponse quasi générale est : c’est qu’on n’en a pas fait assez, et on en rajoute quelques couches…) :

Le Quotidien du Médecin livre un compte-rendu des échanges tenus lors des 58es Journées internationales de biologie, à propos du dépistage du cancer du col de l’utérus. Cette maladie a "tout d’une pathologie idéale pour le dépistage de masse" (grave, fréquente et d’évolution lente et prévisible), ont estimé les participants. Les recommandations actuelles (un frottis tous les trois ans) sont mal suivies : 57% des 17,5 millions de femmes de 25 à 65 ans bénéficient du dépistage, dont 51,6% pas assez fréquemment et 40,6% trop souvent. Pour pallier les insuffisances du dépistage - risques de faux positifs et de faux négatifs -, les experts soulignent la nécessité de la vaccination en complément et proposent le recours au nouveau test de biologie moléculaire.

Voilà un concentré de raisonnement problématique : le problème de santé publique (gravité, fréquence, évolution) représenté par le cancer du col serait la maladie parfaite pour rendre compte de notre « efficacité ». Si cela ne marche pas ce n’est pas parce que la l’organisation du dépistage est insatisfaisante, c’est parce que les femmes ne font pas ce qu’il faut (cela s’appelle « victim blaming » : la culpabilisation de la victime), bien que la technique soit décrite néanmoins comme insatisfaisante elle-même (trop de faux positifs et de faux négatifs). Et comme il faut réussir (tenir l’objectif de santé publique de réduction de la mortalité par cancer du col) et qu’on ne peut pas compter sur les femmes, on va rajouter 2 couches techniques. Non seulement ces techniques censées pallier à la défaillance des usagers sont coûteuses, mais leur efficacité est tout sauf prouvée. Plus même, leurs effets secondaires pourraient se révéler dangereux : je viens de lire qu’une première plainte d’une jeune femme a été déposée contre le gardasil9. Vous voyez bien qu’on ne peut pas compter sur elles !

Ainsi pourquoi donc n’arrivons-nous pas à faire une politique de dépistage efficace ? Parce que nous considérons que l’inefficacité ne vient pas de l’organisation du test (alors que ce qui est décrit montre un défaut flagrant dans ce domaine), mais du test lui-même (le test fait trop de faux positifs et de faux négatifs) et des femmes. S’il en est ainsi, il faut carrément arrêter le dépistage, non ? Mais non : on fait les constats d’une inefficacité, et on continue en le renforçant par de nouvelles techniques, comme si ces techniques allaient compenser l’inefficacité du frottis (pourquoi les femmes adhéreraient-elles plus à ces nouvelles techniques ?). La défectuosité de notre pensée managériale en santé publique revient à considérer que l’insuffisante efficacité d’un soin ne peut être améliorée qu’en lui adjoignant un autre soin, et ainsi de suite (c’est-à-dire « plus de la même chose »). Mais l’inefficacité provenant du manque d’organisation est laissée de côté. Et la possibilité d’arrêter une pratique inefficace pratiquement impossible. Comprendre pourquoi les femmes de 25 à 65 ans « choisissent » de ne pas se faire dépister ne fait pas partie du logiciel. Autrement dit, il ne suffit pas de s’interroger sur l’efficacité (le résultat obtenu par rapport aux objectifs fixés, les faux positifs et les faux négatifs) et la cohérence interne (les moyens mis en œuvre sont-ils réellement appropriés ?) mais aussi sur la cohérence externe (les objectifs que l’on vise sont-ils de nature à répondre aux besoins de la population, lesquels besoins ne se limitent pas à la résolution de problèmes de maladie ?).

Ce logiciel de l’efficacité se retrouve exacerbé dans les maladies graves, nécessitant de la médecine technologique et lourde (celle où le discours sur l’efficacité est le plus ancré – le « progrès de la médecine » –) : ainsi par exemple dans le traitement de certains cancers, quand une première chimiothérapie n’a pas donné les résultats escomptés, alors on entame une 2e chimiothérapie, puis une 3e. La plupart des malades décèdent avant la fin de la 3e. La médecine efficace n’a pas réussi à les sauver, voire elle leur a détérioré gravement la fin de leur vie, mais continue à se penser en terme d’efficacité et non en terme de qualité (ou plus exactement la notion de qualité est ramenée à cette dimension de l’efficacité).

Or la notion d’efficacité pose deux problèmes : elle n’est pas si évidente que cela (finalement, qu’est-ce qui fait que les gens vieillissent et meurent plus âgés : la médecine, ou tout un tas de facteurs dont la médecine ?), et elle est fort coûteuse, ce qui fait que, le dénominateur (le coût) augmentant sans cesse, pour maintenir constante ou augmenter l’efficience, il faut encore plus augmenter l’efficacité (le numérateur). De la sorte, les politiques de santé qui visent l’efficience plutôt que la qualité de la vie inversent les moyens et les fins : cela devient un but en soi d’augmenter l’efficacité et de réduire les coûts). Cette course effrénée de l’efficience occulte en réalité l’analyse de l’efficacité réelle (ce que cela produit en réalité pour les gens), et empêche de développer des modes d’organisation des soins qui amélioreraient réellement la qualité de vie des gens, et pas seulement la probabilité de les sauver de leurs maladies.

Il s’agit de bien s’interroger sur ce que nous cherchons à faire avec les soins médicaux. Aujourd’hui, la politique de l’efficience nous fait courir après des réponses techniques aux problèmes, réponses dont le rendement est « marginalement décroissant » (plus on en développe, plus leur efficacité diminue relativement tout en augmentant le coût de manière géométrique – une technique peu ou insuffisamment efficace entraînant la création et le développement de plusieurs autres qui vont s’ajouter et non se substituer, généralement).

Mais apparemment les gens commencent à avoir conscience de cette problématique : ils veulent savoir, pour maîtriser leur prise en charge (ce qui revient à la définition de la promotion de la santé dans la charte d’Ottawa)10 :

Alors que les Français sont de plus en plus acteurs de leur santé, il n’est pas étonnant de découvrir que 61% des assurés français se déclarent prêts à changer de médecin pour pouvoir accéder en ligne à leur dossier médical électronique (DME). Ce chiffre, issu d’une étude internationale menée par Accenture et rapportée par le site 01net, montre en effet une forte volonté des patients de maîtriser tous les aspects de leur prise en charge. L’étude montre également que près de quatre assurés sur cinq (82%) estiment qu’il est relativement ou très important de pouvoir accéder à leur dossier médical en ligne et trois sur quatre environ (74%) estiment qu’ils devraient pouvoir accéder à l’intégralité de ce dossier. Une demande forte, qui contraste avec l’avis des médecins français : 68% des praticiens pensent que l’accès des patients à leur dossier devrait être restreint. Une "opposition" qui pousserait donc plus de la moitié des assurés français à envisager de changer de médecin, et ce toutes tranches d’âge et sexes confondus. Autre enseignement de l’étude : 79% des Français apprécieraient de pouvoir prendre rendez-vous avec leur praticien directement sur Internet. Ils aimeraient ensuite, quasiment à égalité, pouvoir demander des renouvellements d’ordonnance en ligne, recevoir des rappels par e-mail ou SMS et communiquer avec les personnels de santé par e-mail sécurisé.

Savoir et maîtriser, mais plus encore organiser. Car de fait, c’est bien à eux que revient l’essentiel de la charge d’organisation. Pourquoi demander des rendez-vous par Internet si ce n’est parce que c’est difficile d’obtenir des RV, et même d’avoir le secrétariat au téléphone ? Ce qu’oublie cette étude, c’est que les soins ne se limitent pas à cela, comme nous l’avons vu pour le cas de cette femme qui s’est cassé la cheville. Mais elle pose bien la nécessité de faire progresser les pratiques médicales.

Ainsi la question de la coordination fait une timide entrée dans les discours :

L’Observatoire de la régionalisation, cercle de réflexion sur le système de santé, émet un ensemble de propositions pour appuyer "l’essor du modèle" des maisons de santé pluridisciplinaires : réalisation par les agences régionales de santé de "guides pédagogiques" sur l’implantation de telles structures ; pérennisation de leur financement ; définition d’un socle de compétences pour les infirmières libérales afin de développer les transferts de tâches ; création de postes mutualisés de coordinateurs chargés de la gestion des systèmes d’information, de la coordination et de la recherche épidémiologique ; partage des données médicales et intervention des collectivités locales, avec le soutien de l’Etat, relève Le Quotidien du Médecin.

Malheureusement, les maisons pluridisciplinaires de santé ont des cahiers des charges rudimentaires, qui fait passer cette question de la coordination, de la vraie pluridisciplinarité (et pas seulement le regroupement de professionnels de santé et du paramédical) et de l’analyse des besoins de santé en 2e intention. Une bonne part des maisons pluridisciplinaires de santé s’ouvrent sans réel projet de réorganisation des pratiques, sans réel projet de santé publique, sans réel projet de meilleure réponse aux besoins de la population, c’est-à-dire de façon plutôt incohérente. Du côté des tutelles, on en attend une réponse aux soi disant insuffisances constatées des jeunes médecins et de la liberté d’installation, comme le fait remarquer ce court extrait :

Gérard Roche, sénateur centriste de la Haute-Loire et président du conseil général, a porté un regard très sévère sur la nouvelle "race de médecins" dans une vidéo publiée en octobre par le quotidien L’éveil de la Haute-Loire. Cet ancien médecin généraliste de 71 ans estime en effet que les jeunes médecins n’ont plus "la sacro-sainte vocation", "délaissant l’humanisme au profit d’une vie tranquille et néanmoins lucrative". Dans cette vidéo, il prend d’abord position en faveur d’une contrainte de l’installation et du conventionnement des médecins libéraux. "Quand un professeur passe son CAPES ou son agrégation en Haute-Loire, la première chose qu’il fait, c’est de partir à Créteil (en banlieue parisienne). On ne choisit pas sa nomination dans le service public. Il faut que les médecins aillent là où on en a besoin et qu’on les conventionne là où il y a besoin", assène-t-il. L’élu s’en prend ensuite vertement aux horaires de travail : "on ne peut pas faire médecine générale en ne travaillant pas le mercredi parce qu’il faut garder les gamins et en arrêtant le vendredi jusqu’au lundi matin. On ne peut pas avoir une rémunération de profession libérale et vouloir vivre comme un fonctionnaire". Des remarques qui ont fait bondir l’Intersyndicat national des internes (ISNI), souligne Le Quotidien du Médecin. En condamnant les propos du sénateur avec la plus grande fermeté, internes demandent au sénateur de présenter ses excuses à l’ensemble de ses jeunes consœurs et confrères qu’il a offensés.

Voilà un discours aussi pertinent que le discours sur le dépistage du cancer du col… Ce qu’il faut, avec les maisons pluridisciplinaires de santé, c’est permettre aux jeunes médecins de travailler dans de bonnes conditions. Il s’agit donc de répondre à leurs besoins à eux. Pourquoi pas… Mais cela aurait pu être l’occasion de rediscuter en profondeur du rôle des soins de première nécessité, de leurs rapport avec les soins techniques, de la place des soins techniques dans la production de santé, et finalement du système de santé dont nous avons besoin, de son coût et des changements que nous pourrions y faire.

Pour nous, à l’AFRESC, une chose est à peu près certaine : l’organisation doit être mise en place, tenue (coordonnée) à un niveau très local. Le coordinateur étant l’interface entre les professionnels de première ligne, les personnes, les services et institutions proposant des réponses. Il doit aussi permettre de faire évoluer les pratiques tant des soignants que des gens, de s’interroger sur l’utilité des soins proposés, de pouvoir éviter les soins inutiles, redondants, ou dangereux. Il devrait être celui qui permet l’analyse des besoins, qui épaule les gens dans leurs interrogations, qui met en lien les gens et leurs soignants de proximité avec des structures expertes capables de faire monter en compétence les acteurs professionnels comme non professionnels locaux, et ainsi de monter leur propre projet de santé et de soins en restant le plus possible à leur domicile, en évitant les délais, en évitant les soins non justifiés, les hospitalisations souvent traumatisantes, etc. Bref, il devrait être l’agent dynamisant la santé communautaire, la santé de proximité.

C’est ce que l’AFRESC essaie de promouvoir dans le projet de santé du pays Yon et Vie : la municipalité de Saint Florent s’engage à embaucher expérimentalement un tel coordinateur. Nous sommes en plein dans l’idée de la santé communautaire, cette philosophie de l’action dont je parlais récemment11. Cela va à l’encontre des politiques d’efficience, de regroupement, de recentralisation (sous couvert de « mutualisation »). Des acteurs très locaux, coordinateurs, analyseurs des besoins, en lien étroit avec des réseaux spécialisés servant de conseils experts, et avec les services institutionnels, voilà ce qui pourrait être la mission première des maisons pluridisciplinaires de santé.

J’espère que nous n’allons pas encore une fois manquer le coche avec cette volonté de créer des centaines de maisons pluridisciplinaires de santé, dans une philosophie managériale de l’organisation et une volonté où l’efficience devient le moteur de l’action, c’est-à-dire où les moyens sont pris pour des fins…

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