CRISE DU COVID : FAITES-VOUS DU BIEN, LISEZ GIORGIO AGAMBEN ! Michel BASS 29 04 2020
Giorgio AGAMBEN, ce grand philosophe de la critique du totalitarisme est très critique à propos de la crise du COVID et de ses répercussions. Sur le site www.quodlibet.it nous avons accès à ses billets traduits en français dans la rubrique « A propos de la vérité et de la contrefaçon ». AGAMBEN a provoqué la polémique au début de la pandémie en parlant de « soi-disant épidémie », c’est à dire d’une instrumentalisation de l’épidémie par des forces politiques profitant de l’aubaine. Sans nier l’existence de l’épidémie, il la relativise et essaie de comprendre comment et pourquoi les réponses politiques ont pris cette ampleur, alors même que des problèmes de même gravité ou intensité, récentes et plus anciennes, n’ont pas provoqué de telles réactions. Il perçoit également clairement à quel point l’égrènement de chiffres bruts les vide de tout sens. AGAMBEN montre en fait ce qui est en jeu aujourd’hui, dans le confinement et plus encore dans le déconfinement : la mainmise d’un pouvoir oligarchique sur les forces politiques et sociales (ce qu’ils ont rêvé ils l’ont, à savoir l’extinction de la rébellion, et l’état d’urgence permanent invalidant de fait les principes constitutionnels), la faillite et le chômage des petits pour soutenir encore plus les grands dans une inversion du processus du 20e siècle (au moins de 1914 à 1980) qui avait vu se réduire les inégalités sociales et économiques dont parle PIKETTI, l’invention d’une réalité par les mécanismes de la propagande, la mythification de la science, la prise de pouvoir de certains experts se proclamant « la science » et le travestissement des chiffres.
Un autre grand philosophe, ZIZEK, n’était pas d’accord et lui a répondu (https://www.nouvelobs.com/coronavir...) mais de manière malheureusement cette fois ni très convaincante ni originale. ZIZEK ne voit pas l’intérêt « du pouvoir et du capital » à déclencher une telle crise. Ou plus primairement de profiter de l’aubaine : « pourquoi le pouvoir d’Etat aurait-il intérêt à alimenter une telle panique, qui s’accompagne d’une défiance à son endroit et qui, en outre, perturbe gravement la reproduction du capital, qui aime la fluidité ? Le capital et le pouvoir d’Etat ont-ils réellement intérêt à provoquer une crise économique globale pour renouveler leur règne ? » Car il est complètement improbable que quiconque ait pu avoir une telle puissance (la toute-puissance est tout sauf de la puissance). ZIZEK rajoute que les gouvernants paniquent aussi. Mais il pense que cette crise ouvre des perspectives de changement profond, montrant déjà de nouvelles solidarités (lesquelles ? applaudir les soignants ? Parions un destin à ces soi-disant nouvelles solidarités au moins aussi brillant que le « je suis Charlie »). Cela ne m’étonne pas tellement au vu de la dimension marxiste et léniniste de sa pensée : la crise comme opportunité nécessite, comme pour les collapsologues, mais aussi comme pour les complotistes qu’il dénonce à juste titre, l’existence d’une menace réelle ou d’une configuration singulière permettant de passer à l’action. Sa pensée ne peut donc se passer de valider l’existence d’une menace réelle, singulière, puissante. Il passe alors à côté de la position critique du philosophe. Il manque également un élément essentiel du capitalisme, qui pour survivre doit détruire (la « destruction créatrice » de PARETO). Pour les marxistes, le capitalisme s’autodétruit et par son hyper développement conduisant à sa destruction offre ainsi les conditions de l’établissement d’une société socialiste (l’espoir né de la crise), société reposant finalement sur les mêmes valeurs productivistes et nécessitant de récupérer le capital. C’est en ce sens que l’on peut comprendre la position de ZIZEK dans cette crise déclenchée par ce banal virus : il y voit, dans les « nouvelles solidarités » les prémices de la société à venir, qui sera, forcément différente. Je crois pour ma part exactement le contraire. La société à venir sera du même, tel Phoenix renaissant de ses cendres.
AGAMBEN au contraire, ne transige pas sur les questions essentielles de la liberté (liberté qui, l’histoire nous l’a montré, n’était pas le souci principal du « socialisme réel »), du juste et de la vérité. C’est pourquoi la lecture de ses récents billets sur la question valent le détour. Voilà deux extraits qui illustrent cette position à la fois éthique et politique, dans son dernier billet en date du 28 avril 2020 et intitulé "sur le vrai et le faux" à l’adresse suivante https://www.quodlibet.it/giorgio-ag... :
"Ce que nous vivons, avant d’être une manipulation sans précédent des libertés de chacun, est en fait une gigantesque opération de falsification de la vérité. Si les hommes acceptent de limiter leur liberté personnelle, cela se produit, en fait, parce qu’ils acceptent sans les soumettre à aucune vérification les données et opinions fournies par les médias. La publicité nous avait habitués depuis longtemps à des discours d’autant plus efficaces qu’ils ne prétendaient pas être vrais. Et pendant longtemps, un consensus politique a également été proposé sans conviction profonde, tenant pour acquis que, dans les discours électoraux, la vérité n’était pas en cause". (...)
"Je n’étais pas le seul à noter que les données sur l’épidémie sont fournies de manière générique et sans aucun critère scientifique. D’un point de vue épistémologique, il est évident, par exemple, que donner un chiffre de décès sans le relier à la mortalité annuelle sur la même période et sans préciser la cause réelle du décès n’a pas de sens. Pourtant, c’est précisément ce que nous continuons de faire chaque jour sans que personne ne semble le remarquer. Cela est d’autant plus surprenant que les données qui permettent la vérification sont disponibles pour quiconque souhaite y accéder et j’ai déjà mentionné dans cette section le rapport du président de l’ISTAT Gian Carlo Blangiardo dans lequel il est démontré que le nombre de décès pour Covid 19 est inférieur à celui des décès dus à des maladies respiratoires au cours des deux années précédentes".
Mais cette position gagne en épaisseur si elle peut s’articuler à une pensée critique sur la médecine et la santé. Car les remarques précédentes d’AGAMBEN ne concernent pas spécifiquement une crise sanitaire. Ses propos sont plus généraux. Or le fait que la crise ait pour objet la santé, le sanitaire, la mort mérite d’être étudié en soi. De nombreux auteurs ont dénoncé la santé comme but, l’iatrogénie, le bio-pouvoir. La santé comme objet de l’action répressive et de limitation des libertés est connue dans l’histoire des épidémies. Cette remise en cause des libertés fondamentales au nom de la santé est paradoxale, dans la mesure où la santé est une ressource pour une "vie bonne" et non un but en soi. C’est en inversant moyens et fin que le pouvoir s’immisce. La santé n’est plus une ressource personnelle et collective, mais un but à atteindre, et devient un devoir quand la question de la contagion, donc du collectif, se pose. Le pouvoir parle au nom du collectif (il faut "protéger" et garantir), et parle collectif (les nombres, les statistiques, les risques) et non plus des gens. Les gens et leur vie propre sont oubliés. Ce qui compte c’est la population comme abstraction et non comme composée de personnes qui pensent et agissent. Un risque n’est pas une notion s’appliquant à l’individu. Quand un médecin parle de risque à son patient, il le met dans une situation de n’être plus qu’un paramètre probabiliste et non une personne, pour laquelle un traitement sera donné selon un modèle mathématique (algorithme) et non une relation clinique. Cette tendance lourde de notre société, et plus encore de notre système de santé a été analysée pour la première fois par ILLICH. Rappelons-nous les deux grandes idées d’Ivan ILLICH : « L’agent pathogène majeur, c’est la focalisation sur la santé », mais aussi, « l’entreprise médicale est devenue un danger pour l’homme ». Tout dans cette crise montre la clairvoyance d’ILLICH. La santé devenant plus importante que tout, la mort refusée, la prise de pouvoir des médecins et de la biologie sur la dimension éthique, ontologique, anthropologique de l’homme, l’iatrogénie des réponses médicales au COVID (certains réanimateurs commencent à dire que la ventilation artificielle pour les malades en grande détresse respiratoire était peut-être plus dangereuse que la maladie), tout cela s’exacerbe avec ce virus. Des experts plus ou moins autoproclamés « comité scientifique » prennent des mesures sans rien savoir ou presque sur leur pertinence et provoquent des cataclysmes humains, économiques, anthropologiques. Et on continue de nous parler du danger du virus, alors que le danger est clairement ailleurs, clairement du côté des effets provoquée par les solutions proposées, par des apprentis sorciers.
C’est pourquoi le fait qu’AGAMBEN donne la parole à un philosophe canadien spécialiste d’ILLCH est si intéressant. La pensée d’ILLICH précède, enrichit, éclaire et ouvre des perspectives à la fois sur les pensées d’AGAMBEN et sur la compréhension de cette épidémie, de cette crise
AGAMBEN donne donc la parole à David CAYLEY, philosophe canadien, dans un texte intitulé « questions autour de la pandémie actuelle du point de vue d’Ivan ILLICH ». David CAYLEY pose la seule vraie question éthique face à la santé, à savoir : quelqu’un a-t-il le droit de décider pour moi, sans moi de ma vie et de ma mort ? Même dans le cadre particulier où chacun est potentiel contaminateur ? Et peut-être même surtout à cause de cela car, de décideur pour soi-même, les mesures prises, l’état d’exception créé, nous font passer pour responsable et coupable, activant comme souvent le fameux « Victim Blaming », la culpabilisation de la victime. Ainsi ce n’est pas tout un système, ce n’est pas la panique provoquée, ce n’est pas l’absurdité et le caractère délétère des mesures prises que l’on doit tenir pour responsable de l’effondrement, mais chacun d’entre nous, devenant le vecteur et même le coupable (cf. le « patient 0 » !) ou en tout cas le suspect perpétuel. Après une première partie décrivant et analysant la pensée d’Ivan ILLICH l’auteur analyse la crise actuelle, dont je vous livre maintenant des extrait (le texte entier est disponible sur le lien https://www.quodlibet.it/david-cayl...) (NB : les intertitres sont personnels et n’engagent pas l’auteur. D’autant qu’il ne s’agit que d’extraits).
L’ART DU TRAVESTISSEMENT VIRAL
À la date où j’écris - début avril - personne ne sait vraiment ce qui se passe. Étant donné que personne ne sait combien de personnes sont atteintes de la maladie, personne ne sait quel est le taux de mortalité - celui de l’Italie est actuellement répertorié à plus de 10 ‰, ce qui le place dans la fourchette de la grippe catastrophique à la fin de la Première Guerre mondiale, tandis que l’Allemagne est à 8‰, ce qui correspond davantage à ce qui se passe chaque année – quand des personnes très âgées et quelques plus jeunes attrapent la grippe et meurent. Ce qui semble clair, ici au Canada, c’est que, à l’exception de quelques sites locaux de véritable urgence, le sentiment général de panique et de crise est en grande partie le résultat des mesures prises contre la pandémie et non de la pandémie elle-même. Ici, le mot pandémie lui-même a joué un rôle important : la déclaration de l’Organisation mondiale de la santé officialisant une pandémie n’a changé l’état de santé de personne, mais elle a radicalement changé l’atmosphère publique. C’était le signal que les médias attendaient pour introduire un régime dans lequel rien d’autre que le virus ne pourrait être discuté. À l’heure actuelle, une histoire dans le journal qui ne s’intéresse pas au coronavirus est en fait choquante. Cela ne peut que donner l’impression d’un monde en feu. Si vous ne parlez de rien d’autre, il semblera bientôt qu’il n’y a rien d’autre. Un oiseau, un crocus, une brise de printemps peuvent commencer à sembler presque irresponsables - "ne savent-ils pas que c’est la fin du monde ?" comme le demande un vieux classique de la musique country. Le virus acquiert une puissance extraordinaire - il aurait déprimé le marché boursier, fermé des entreprises et suscité la peur de la panique, comme s’il ne s’agissait pas d’actions de personnes responsables mais de la maladie elle-même. Emblématique pour moi, ici à Toronto, était un titre dans Le National Post . Dans une police qui occupait une grande partie de la moitié supérieure de la première page, elle indiquait simplement PANIC. Rien n’indiquait si le mot devait être lu comme une description ou une instruction. Cette ambiguïté est constitutive de tous les médias, et la négliger est la déformation professionnelle caractéristique du journaliste, qu’ il devient particulièrement facile d’ignorer dans une crise certifiée. Ce ne sont pas les rapports obsessionnels ou l’incitation des autorités à faire plus qui ont bouleversé le monde - c’est le virus qui l’a fait. Ne blâmez pas le messager. Un titre sur le site Web STAT le 1er avril, et je ne pense pas que ce soit une blague, a même affirmé que « Covid-19 a coulé le navire d’État ». Il est intéressant, à cet égard, d’effectuer une expérience de pensée. Dans quelle mesure nous sentirions-nous en situation d’urgence si cela n’avait jamais été qualifié de pandémie et si des mesures aussi strictes n’avaient été prises contre elle ? De nombreux problèmes échappent à l’attention des médias. Que savons-nous ou nous soucions-nous de la désintégration politique catastrophique du Soudan du Sud ces dernières années, ou des millions de morts en République démocratique du Congo après le déclenchement de la guerre civile en 2004 ? C’est notre attention qui constitue ce que nous considérons comme le monde pertinent à un moment donné. (…)
DEPENDANCE AU SYSTEME SANITAIRE ET PLACE DES CITOYENS
Le Premier ministre canadien Justin Trudeau a fait remarquer le 25 mars que nous faisons face à « la plus grande crise des soins de santé de notre histoire ». S’il est entendu qu’il fait référence à une crise sanitaire, cela me semble une exagération grotesque. Pensez à l’effet désastreux de la variole sur les communautés autochtones, ou à une vingtaine d’autres épidémies catastrophiques du choléra et de la fièvre jaune à la diphtérie et à la polio. Pouvez-vous alors vraiment dire qu’une épidémie de grippe qui semble tuer principalement les personnes âgées ou celles rendues sensibles par une autre condition est comparable au ravage de peuples entiers ? Et pourtant, sans précédent, comme le « plus grand jamais » du Premier ministre, semble être le mot sur toutes les lèvres. Cependant, si nous prenons les mots du premier ministre à la lettre comme faisant référence aux soins de santé, et pas seulement à la santé, le panorama change. Depuis le début, les mesures de santé publique prises au Canada visent explicitement à protéger le système de santé de toute surcharge. Pour moi, cela indique une dépendance extraordinaire à l’égard des hôpitaux et un extraordinaire manque de confiance dans notre capacité à prendre soin les uns des autres. Que les hôpitaux canadiens soient inondés ou non, une mystique étrange et effrayante semble être en cause - l’hôpital et ses cadres sont considérés comme indispensables, même lorsque les choses pourraient être traitées plus facilement et en toute sécurité à la maison. Encore une fois, Illich était prémonitoire dans son affirmation, dans son essai « Désactiver les professions », selon laquelle les hégémonies professionnelles surchargées sapent les capacités populaires et incitent les gens à douter de leurs propres ressources. Pour moi, cela indique une dépendance extraordinaire à l’égard des hôpitaux et un extraordinaire manque de confiance dans notre capacité à prendre soin les uns des autres.
Voilà le premier texte que je lis qui fait référence à ce dont je parlais dans mon premier édito, à savoir qu’est-ce que la santé communautaire a à dire face à cette crise, santé communautaire étant entendue par l’idée que la santé réside dans les processus rendant chacun individuellement et collectivement capable de contrôler sa propre santé dans le projet de vie qui lui est personnel.
REGLEMENTER ET PROTEGER LA VIE ?
Je suis sûr qu’il y a beaucoup d’autres personnes âgées qui se joindraient à moi pour dire qu’elles ne veulent pas voir de jeunes vies ruinées afin de pouvoir vivre un an ou deux de plus. Mais au-delà de cela « laissez les gens mourir » est une formulation très amusante car elle implique que le pouvoir de déterminer qui vit ou meurt est entre les mains de celui à qui la question est adressée. Les nous qui sont imaginés comme ayant le pouvoir de « laisser mourir » existent dans un monde idéal d’information parfaite et de maîtrise technique parfaite. Dans ce monde, il ne se passe rien qui n’ait été choisi. Si quelqu’un meurt, ce sera parce qu’on l’a « laissé… mourir ». L’État doit, à tout prix, favoriser, réglementer et protéger la vie - telle est l’essence de ce que Michel Foucault a appelé la biopolitique, le régime qui nous régit désormais incontestablement. La mort doit être gardée hors de la vue et de l’esprit. Il faut lui refuser un sens. Le faucheur peut survivre en tant que personnage de bande dessinée dans les dessins animés new-yorkais, mais il n’a pas sa place dans les discussions publiques. Cela rend même difficile de parler de la mort comme autre chose que résultant de la négligence de quelqu’un ou, à tout le moins, d’un épuisement des options de traitement. Accepter la mort, c’est accepter la défaite. (...)
RISQUE : DE LA SCIENCE A LA SUPERSTITION
Il ne fait aucun doute que le monde contre lequel ILLICH nous a mis en garde est arrivé. C’est un monde qui vit principalement dans des États désincarnés et des espaces hypothétiques, un monde d’urgence permanente dans lequel la prochaine crise est toujours à nos portes, un monde dans lequel le babillage incessant de la communication a étiré le langage au-delà de son point de rupture, un monde où la science débordée est devenue indiscernable de la superstition.
L’une des certitudes que la pandémie propage le plus profondément dans l’esprit populaire est le risque. Mais cela est facile à ignorer car le risque est facilement confondu avec le danger réel. La différence, je dirais, est que le danger est identifié par un jugement pratique reposant sur l’expérience, alors que le risque est une construction statistique concernant une population. Le risque n’a pas de place pour l’expérience individuelle ou pour le jugement pratique. Il vous indique uniquement ce qui se passera en général. C’est un résumé d’une population, pas une image d’une personne, ou un guide du destin de cette personne. Destiny est un concept qui se dissout simplement face au risque, où tous sont répartis, de manière incertaine, sur la même courbe. Ce qu’ILLICH appelle « l’historicité mystérieuse » de chaque existence - ou, plus simplement, sa signification - est annulé. Au cours de cette pandémie, la société du risque est devenue adulte. Cela est évident, par exemple, dans l’énorme autorité qui a été accordée aux modèles - même lorsque tout le monde sait qu’ils sont informés par un peu plus que ce que l’on espère être des supposés éduqués. Une autre illustration est la familiarité avec laquelle les gens parlent d ’« aplatir la courbe », comme s’il s’agissait d’un objet de tous les jours - j’ai même récemment entendu des chansons à ce sujet. Lorsque opérer sur un objet mathématique purement imaginaire devient un objet de politique publique r, comme une courbe de risque, il est certain que la société du risque a fait un grand bond en avant.(…)
DE L’HYPOTHETIQUE AU REEL : LA SCIENCE COMME VEAU D’OR
Dans le discours de la pandémie, tout le monde se familiarise avec les fantômes scientifiques comme s’ils étaient aussi réels que les rochers et les arbres. C’est ce qu’ILLICH voulait dire à propos de la désincarnation - l’impalpable devient palpable, l’hypothétique devient réel, et le domaine de l’expérience quotidienne devient impossible à distinguer de sa représentation dans les salles de rédaction, les laboratoires et les modèles statistiques.
Il y a près de cinquante ans, ILLICH a écrit dans "la convivialité" que la société contemporaine est « stupéfaite par une illusion sur la science ». Cette illusion prend de nombreuses formes, mais son essence est de construire à partir des pratiques contingentes et désordonnées d’une myriade de sciences un veau d’or unique devant lequel tous doivent s’incliner. C’est ce mirage géant qui est généralement invoqué lorsque l’on nous demande « d’écouter la science » ou de dire ce que « les études montrent » ou « la science dit ». Mais la science n’existe pas, seules les sciences, chacun avec ses utilisations uniques et ses limites uniques. Lorsque la « science » est abstraite de toutes les vicissitudes et ombres de la production de connaissances, et élevée en un oracle omniscient dont les prêtres peuvent être identifiés par leurs tenues, leurs postures solennelles et leurs références impressionnantes, ce qui souffre, selon ILLICH est le jugement politique.
Mais, à l’heure actuelle, les jupes amples de la science protègent tous les politiciens. Personne ne parle plus de décisions morales. La science décidera. L’adoption d’une politique de semi-mise en quarantaine de ceux qui ne sont pas malades - une politique susceptible d’avoir des conséquences désastreuses sur la route en termes d’emplois perdus, d’entreprises en faillite, de personnes en détresse et de gouvernements étouffés par la dette - est une décision politique et doit être discutée. En tant que tel. (…)
CRITIQUE DES ETUDES "NON SCIENTIFIQUES" : RETOUR A L’ENVOYEUR
Je pense qu’il sera très difficile à sortir de ce tunnel dans lequel nous sommes entrés - d’éloignement physique, d’aplatissement de la courbe, etc. Soit nous le stoppons bientôt et nous risquons de ne rien faire, soit nous le prolongeons et créons des dégâts qui peuvent être pires que les pertes que nous aurons évitées. Cela ne veut pas dire que nous ne devons rien faire. C’est une pandémie. Mais il aurait été préférable, à mon avis, d’essayer de continuer et d’utiliser une quarantaine ciblée pour les personnes manifestement malades et leurs contacts. Fermez les stades de baseball et les grandes arènes de hockey, bien sûr, mais gardez les petites entreprises ouvertes et essayez d’espacer les clients de la même manière que le font les magasins qui sont restés ouverts. On mourrait plus alors ? Peut-être, mais c’est loin d’être clair. Et c’est exactement mon interrogation : personne ne sait. L’économiste suédois Fredrik Erixon, directeur du Centre européen d’économie politique internationale, a récemment fait la même remarque pour défendre la politique de précaution actuelle de la Suède sans confinement. « La théorie du confinement », dit-il, est « non testée » - ce qui est vrai - et, par conséquent, « ce n’est pas la Suède qui mène une expérience de masse. C’est tout le monde.(...)
REFAIRE DE LA POLITIQUE SANS ABDIQUER DEVANT "LA SCIENCE"
Peut-être que les choix impossibles lancés par le monde de la modélisation et de la gestion sont un signe que les choses sont mal formulées. Existe-t-il un moyen de passer de « mamie » en tant que « notion démographique » à une personne qui peut être soignée, réconfortée et accompagnée jusqu’au bout de sa route ; de « L’Economie » comme abstraction à la boutique en bas de la rue dans laquelle quelqu’un a investi tout ce qu’il a et qu’il peut maintenant perdre. Actuellement, « la crise » tient la réalité en otage, captive dans son système clos et sans air. Il est très difficile de trouver un moyen de parler dans lequel la vie est autre chose et plus qu’une ressource que chacun de nous doit gérer, conserver et, enfin, sauvegarder de manière responsable. Mais je pense qu’il est important d’examiner attentivement ce qui est apparu ces dernières semaines : la capacité de la science médicale à « décider de l’exception » et à ensuite prendre le pouvoir, le pouvoir des médias de fabriquer ce qui est perçu comme une réalité, tout en reniant sa propre responsabilité, l’abdication de la politique devant la science, même quand il n’y a pas de science, la désactivation du jugement pratique, le pouvoir accru de la sensibilisation aux risques, et l’émergence de la vie comme nouveau souverain. Les crises changent l’histoire mais pas nécessairement pour le mieux. Beaucoup dépendra de la signification de l’événement. Si, par la suite, les certitudes que j’ai esquissées ici ne sont pas remises en cause.
GRIPPE A... Dr Michel BASS. 11 novembre 2009